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— Ça veut dire « vibrer avec », répondit Tiphaine.

— Comment est-ce qu’une petite bergère sait ça ?

— J’ai un dictionnaire. Et je suis une sorcière, je vous signale.

— Eh bien, pendant que tu prenais ce qui est à moi, j’en faisais autant de mon côté, petite futée de sorcière bergère. »

La Dame de l’Été rappelait beaucoup Annagramma, commençait à se dire Tiphaine. C’était en réalité un soulagement. Elle n’avait pas l’air réfléchie, ni gentille… Ce n’était qu’une femme ordinaire qui se trouvait bénéficier d’un immense pouvoir mais pas d’une intelligence terrible, et qui était franchement un brin ennuyeuse.

« Quelle est votre apparence véritable ? demanda-t-elle.

— Celle de la chaleur sur une route, celle du parfum des pommes. »

Jolie réponse, se dit Tiphaine, mais qui ne l’avançait guère.

Elle s’assit près de la déesse. « Est-ce que je me suis mise dans le pétrin ? s’inquiéta-t-elle.

— À cause de ce que tu as fait à l’hiverrier ? Non. Il doit mourir tous les ans, comme moi. Nous mourons, nous dormons et nous nous réveillons. Et puis… tu es amusante.

— Oh ? Amusante, hein ? fit Tiphaine dont les yeux s’étrécirent.

— Qu’est-ce que tu veux ? » demanda la Dame de l’Été. Oui, songea Tiphaine, Annagramma tout craché. Incapable de voir une allusion grosse comme une maison.

« Ce que je veux ? s’étonna Tiphaine. Rien. L’été, c’est tout, merci. »

La réponse déconcerta la dame. « Mais les humains veulent toujours quelque chose des dieux.

— Seulement les sorcières n’acceptent pas d’être payées. De l’herbe verte et du ciel bleu suffiront.

— Quoi ? Tu les auras de toute façon ! » La Dame de l’Été paraissait désorientée mais aussi en colère, et Tiphaine en ressentit une joie mesquine et mauvaise.

« Bien, dit-elle.

— Tu as sauvé le monde de l’hiverrier !

— En réalité, je l’ai sauvé d’une jeune imbécile, mademoiselle l’Été. J’ai corrigé l’erreur que j’avais commise.

— Une simple erreur ? Tu serais une gamine idiote de ne pas accepter de récompense.

— Je suis une jeune fille raisonnable de la refuser. » Sa réponse fit du bien à Tiphaine. « L’hiver est terminé. Je le sais. J’ai vu clair dans son jeu. J’ai choisi d’aller là où il m’a emmenée. Je l’ai choisi quand j’ai dansé avec l’hiverrier. »

La Dame de l’Été se remit debout. « Remarquable, dit-elle. Et curieux. Maintenant, il faut nous séparer. Mais d’abord, il reste certains détails à régler. Lève-toi, jeune fille. »

Tiphaine se leva, et, quand elle regarda le visage de l’Été, les yeux d’or se muèrent en abîmes qui l’aspirèrent.

Puis l’été l’envahit. Ça ne prit sans doute que quelques secondes durant lesquelles le temps parut durer beaucoup plus longtemps. Elle découvrit ce qu’on éprouvait quand on était la brise courant dans le blé en herbe, quand on faisait mûrir une pomme, quand on poussait le saumon à franchir d’un bond les rapides – les sensations lui arrivèrent d’un coup et fusionnèrent en une perception aiguë, chatoyante, jaune doré, de l’été…

… qui devenait de plus en plus chaud. Le soleil vira au rouge dans un ciel embrasé. Tiphaine dérivait dans un air comme de l’huile chaude et s’enfonçait dans le calme brûlant de déserts profonds où même les chameaux meurent. Rien ne vivait. Rien ne bougeait hormis des cendres.

Elle plana au-dessus d’un lit de rivière aux rives jonchées d’os d’animaux d’un blanc pur. Il n’y avait pas de vase, pas une seule goutte d’humidité dans le four qu’était la région. C’était une rivière de cailloux : des agates rubanées comme des œils-de-chat, des grenats en vrac, des œufs de tonnerre avec leurs anneaux de couleur, des pierres brunes, orange, blanc crémeux, certaines veinées de noir, toutes polies par la chaleur.

« Voici le cœur de l’été, siffla la voix de la dame. Crains-moi autant que l’hiverrier. Nous ne sommes pas à vous, même si vous nous attribuez des formes et des noms. Nous sommes le feu et la glace en équilibre. Ne reviens pas entre nous…»

C’est alors que Tiphaine vit enfin bouger. Des interstices entre les pierres, ils émergèrent comme des cailloux qui auraient pris vie : bronze et rouge, ocre et jaune, noir et blanc, aux motifs bigarrés et aux écailles luisantes.

Les serpents prirent la température de l’air en ébullition de leur langue bifide et lâchèrent des sifflements triomphants.

La vision disparut. Le monde revint.

L’eau avait reflué. Le vent sempiternel avait cardé les brumes et les vapeurs en longs filaments de nuage, mais le soleil invaincu se frayait un chemin à travers. Et, comme il arrive toujours et bien trop tôt, l’étrange et le merveilleux deviennent un souvenir, et le souvenir devient un rêve. Demain est parti.

Tiphaine se dirigea sur l’herbe vers l’emplacement qu’avait occupé le palais. Il subsistait quelques morceaux de glace, mais ils auraient disparu dans une heure. Il restait les nuages, mais le vent les disperse toujours. Le monde habituel et sa petite chanson triste s’imposaient à elle. Elle parcourait une scène après le tomber de rideau, et qui pouvait désormais dire que la pièce avait eu lieu ?

Quelque chose grésilla dans l’herbe. Tiphaine se pencha et ramassa un bout de métal. Il était encore tiède du restant de chaleur qui l’avait déformé, mais on voyait qu’il s’était agi d’un clou…

Non, je n’accepterai aucun cadeau pour que la donatrice se sente mieux, songea-t-elle. Pourquoi accepter ça ? Je trouverai mes cadeaux moi-même. Pour elle, j’étais… « amusante », rien d’autre.

Mais lui… Il a fait pour moi des roses, des icebergs, du gel, et il n’a jamais compris…

Elle se retourna soudain en entendant des voix. Les Feegle arrivaient par bonds sur les versants des collines à une vitesse calculée pour qu’un humain parvienne à les suivre. D’ailleurs Roland les suivait, un peu essoufflé, et sa cotte de mailles trop grande l’obligeait à courir comme un canard.

Tiphaine éclata de rire.

Deux semaines plus tard, Tiphaine revint à Lancre. Roland la mena jusqu’à Deux-Chemises, et le chapeau pointu jusqu’à destination. La chance joua en sa faveur. Le cocher se souvenait de miss Tique et, comme il restait un espace libre sur le toit de la voiture, il n’était pas disposé à revivre la même expérience. Les routes étaient inondées, les fossés gargouillaient, les cours d’eau en crue léchaient les ponts.

Elle rendit d’abord visite à Nounou Ogg, à qui il fallait tout raconter. Du coup, elle gagnait du temps, car donner des nouvelles à Nounou Ogg équivalait plus ou moins à les donner à tout le monde. Quand la vieille sorcière apprit exactement ce que Tiphaine avait fait à l’hiverrier, elle se mit à rire à ne plus pouvoir s’arrêter.

Tiphaine emprunta le balai de Nounou et vola lentement à travers la forêt vers la chaumière de mademoiselle Trahison.

Il se passait quelque chose. Dans la clairière, plusieurs hommes creusaient dans le carré de légumes et beaucoup de monde traînait près de la porte, aussi atterrit-elle plus loin dans les bois, puis elle fourra le balai dans un terrier de lapin et son chapeau sous un buisson avant de revenir à pied.

Coincée dans un bouleau là où le sentier débouchait dans la clairière, il y avait ce qui pouvait être… une poupée, formée d’un grand nombre de brindilles liées ensemble. C’était nouveau, et un peu inquiétant. C’était sans doute le but recherché. Elle se dirigea vers la porte de derrière à travers les arbres.

Nul ne la vit soulever le loquet de la souillarde ni se glisser dans la chaumière. Elle s’appuya contre le mur de la cuisine et s’abstint de tout bruit.