De la salle contiguë lui arriva la voix reconnaissable entre mille d’Annagramma dans le plus pur style annagrammatical : «… seulement un arbre, vous comprenez ? Coupez-le et partagez-vous le bois. D’accord ? Et maintenant serrez-vous la main. Allez. Je ne rigole pas. Correctement, sinon je me fâche ! Bien. On se sent mieux, non ? Je ne veux plus de ces bêtises…»
Après dix minutes passées à écouter des visiteurs essuyer des réprimandes, des ronchonnements et souvent des coups de doigt dans la poitrine, Tiphaine ressortit en douce, coupa à travers bois et entra dans la clairière par le sentier. Une femme se précipita à sa rencontre mais s’arrêta quand Tiphaine demanda : « Excusez-moi, il n’y aurait pas une sorcière par ici ?
— Ooooh, si, répondit la femme, qui jeta un regard sévère à la nouvelle venue. Vous êtes pas du pays, c’est ça ?
— C’est ça », confirma Tiphaine en songeant : J’ai vécu des mois ici, madame Charretier, et je vous ai vue très souvent. Mais je portais toujours le chapeau. Les gens s’adressent toujours au chapeau. Sans le chapeau, je suis déguisée.
« Ben, y a mademoiselle Falcone, dit madame Charretier comme si elle hésitait à révéler un secret. Mais faites attention. » Elle se pencha et baissa la voix. « Elle se change en monstre affreux quand elle est en colère ! Je l’ai vue ! Elle est correcte avec nous, évidemment, ajouta-t-elle. Des tas de jeunes sorcières sont venues apprendre auprès d’elle !
— Bon d’là, elle doit être forte ! fit Tiphaine.
— Elle est incroyable, continua madame Charretier. Elle était pas là depuis plus de cinq minutes qu’elle savait déjà tout de nous !
— Incroyable », répéta Tiphaine. À croire qu’on avait tout noté par écrit. Deux fois. Mais ça manquerait d’intérêt, non ? Et qui allait croire qu’une vraie sorcière achetait sa tête chez Pipo ?
« Et elle a un chaudron qui fait des bulles vertes, affirma madame Charretier avec beaucoup de fierté. Et qui déborde tout autour. Ça, c’est ce qui s’appelle de la sorcellerie, dame.
— On le dirait », convint Tiphaine. Aucune des sorcières qu’elle avait croisées n’avait jamais rien préparé d’autre dans son chaudron que du ragoût, mais les gens croyaient quand même au fond de leur cœur qu’un chaudron devait faire des bulles vertes. Voilà sans doute pourquoi monsieur Pipo proposait dans son catalogue : « article n°61, matériel chaudron à bulles vertes, 14 P, sachets de vert supplémentaires, 1 P pièce ».
Enfin, ça marchait. Ça n’aurait sans doute pas dû, mais les gens sont ce qu’ils sont. Tiphaine ne pensait pas qu’une visite allait intéresser Annagramma en ce moment, surtout celle d’une collègue qui avait lu le catalogue Pipo de A à Z, aussi récupéra-t-elle son balai et poursuivit-elle sa route vers la chaumière de Mémé Ciredutemps.
Il y avait maintenant un enclos pour les poules au fond du jardin. Il était en branches flexibles de noisetier soigneusement tressées, et des co-ot satisfaits s’échappaient de l’intérieur.
Mémé Ciredutemps sortait par la porte de derrière. Elle regarda Tiphaine comme si elle revenait de l’autre côté de la chaumière.
« J’ai à faire en ville tout de suite, annonça-t-elle. Ça m’embête pas que tu m’accompagnes. » De la part de Mémé, ça valait un accueil avec fanfare et parchemin enluminé.
Tiphaine se porta à la hauteur de la sorcière qui s’éloignait à grandes enjambées sur le sentier. « J’espère que vous allez bien, maîtresse Ciredutemps, dit-elle en se pressant pour ne pas se laisser distancer.
— J’suis encore là après un hiver de plus, c’est tout ce que j’sais, répliqua Mémé. Tu m’as l’air en forme, ma fille.
— Oh oui.
— On a vu la vapeur d’ici. »
Tiphaine se tut. C’était tout ? Ben, oui. Elle n’obtiendrait rien d’autre de Mémé.
Au bout d’un moment, Mémé reprit : « Revenue voir tes jeunes amies, hein ? »
Tiphaine prit une inspiration profonde. Elle avait imaginé cet instant des dizaines de fois : ce qu’elle allait dire, ce que Mémé allait dire, ce qu’elle allait crier, ce que Mémé allait crier…
« Vous avez tout manigancé, n’est-ce pas ? lança-t-elle. Si vous aviez proposé une des autres, elle aurait sans doute eu la chaumière, alors vous m’avez proposée, moi. Et vous saviez, vous saviez parfaitement, que je l’aiderais. Et ç’a marché, pas vrai ? Je parie que toutes les sorcières des montagnes savent maintenant ce qui s’est passé. Je parie que madame Persoreille est furibarde. Et, le plus beau, c’est que personne n’a été blessé. Annagramma a repris le travail là où mademoiselle Trahison l’avait laissé, tous les villageois sont contents, et vous avez gagné ! Oh, vous allez dire, j’imagine, que c’était pour me donner de l’occupation, m’apprendre des choses importantes et me sortir l’hiverrier de la tête, mais vous avez quand même gagné ! »
Mémé Ciredutemps continua tranquillement son chemin. Au bout d’un moment, elle répondit : « J’vois que t’as récupéré ton p’tit affûtiau. »
C’était comme voir un éclair sans entendre de coup de tonnerre à suivre, ou jeter un caillou dans la mare sans entendre le plouf.
« Quoi ? Oh. Le cheval. Oui ! Écoutez, je…
— Quelle espèce de poisson ?
— Euh… brochet, répondit Tiphaine.
— Ah ? Y en a qu’aiment ça, mais moi j’trouve ça trop vaseux. Dans la plupart des histoires, c’est un saumon. »
Et ce fut tout. Tiphaine ne pouvait rien contre le calme de Mémé. Elle aurait beau la harceler, elle aurait beau se lamenter, ça n’y changerait rien. Elle se consola en se disant qu’au moins Mémé savait qu’elle savait. Ce n’était pas grand-chose, mais elle n’obtiendrait pas davantage.
« Et le cheval, c’est pas le seul affûtiau que j’remarque, poursuivit Mémé. De la magye, hein ? » Elle affublait toujours d’un Y la magie qu’elle désapprouvait.
Tiphaine jeta un coup d’œil à l’anneau qu’elle avait au doigt. Il luisait d’un éclat terne. Il ne rouillerait jamais tant qu’elle le porterait, lui avait affirmé le forgeron, à cause du gras de sa peau. Il avait même pris le temps de tailler de petits flocons dedans avec un ciseau miniature.
« C’est juste une bague que j’ai fait façonner avec un clou, expliqua-t-elle.
— Assez d’fer pour faire une bague », dit Mémé, et Tiphaine s’arrêta net.
Pénétrait-elle vraiment dans la tête des gens ? C’était forcément quelque chose dans ce goût-là.
« Et pourquoi t’as décidé que tu voulais une bague ? »
Pour toutes sortes de raisons que Tiphaine n’arrivait pas à bien cerner, elle le savait. Tout ce qu’elle trouva à répondre, ce fut : « Ça m’a paru une bonne idée sur le moment. » Elle attendit l’explosion.
« Alors ça devait en être une », dit Mémé avec douceur. Elle s’arrêta, pointa le doigt loin du sentier, en direction de la maison de Nounou Ogg et ajouta : « J’ai mis une barrière autour. D’autres machins le protègent, tu peux en être sûre, mais y a des bestioles tellement imbéciles qu’elles ont même pas peur. »
Elle parlait du jeune chêne, qui atteignait déjà le mètre cinquante de haut. Une barrière de piquets et de branches entrelacées l’entourait.
« Pousse vite, pour un chêne. Je garde un œil dessus. Mais viens, j’veux pas la rater. » Mémé se remit en route à pas redoublés. Ahurie, Tiphaine courut derrière elle.
« Rater quoi ? haleta-t-elle.
— La danse, évidemment !
— Il n’est pas trop tôt pour ça ?
— Pas ici, dans les montagnes. C’est ici que ça commence ! »
Mémé suivit au pas de charge des sentiers, passa derrière des jardins et déboucha sur la place du village noire de monde. On avait dressé de petits étals. Beaucoup de badauds les entouraient, l’air de se demander, vaguement désespérés, ce qu’ils fichaient là, comme tous ceux qui réalisent ce qu’ils désirent au fond de leur cœur mais dont ils ont honte au fond de leur tête. En tout cas, il y avait de quoi manger chaud sur des bâtonnets. Et aussi beaucoup de poulets blancs. De très bons œufs, avait dit Nounou, il aurait donc été dommage de les tuer.