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Tiphaine ne comprenait pas comment un tel prodige était possible. Les danseurs dansaient, puis l’été arrivait – c’était manifestement tout ce qu’on en savait. D’après son père, il y avait longtemps, les danseurs n’étaient pas venus une année, et on était passé d’un printemps humide et froid à un automne glacial via des mois de brumes, de pluies et même de gelées en août.

Les battements des tambours lui emplissaient maintenant la tête et lui donnaient comme des vertiges. Ils ne jouaient pas correctement ; quelque chose clochait…

Elle se souvint alors du septième danseur, celui qu’on appelait le fou. Souvent petit, l’homme portait un haut-de-forme cabossé et des guenilles aux couleurs vives cousues sur tous ses vêtements. Il se baladait la plupart du temps en tendant le chapeau et en souriant de toutes ses dents aux gens jusqu’à ce qu’ils lui donnent des sous pour qu’il se paye une bière. Mais il posait parfois le chapeau par terre et partait en virevoltant se joindre aux danseurs. On s’attendait alors à une collision massive de bras et de jambes, mais ça ne se produisait jamais. Sautant et tournoyant parmi les hommes en sueur, il parvenait toujours à se trouver là où les autres n’étaient pas.

Le monde se déplaçait autour de Tiphaine. Elle battit des paupières. Les tambours dans sa tête retentissaient à présent avec la force du tonnerre et selon un rythme aussi profond que les océans. Oubliée, mademoiselle Trahison. Ainsi que l’étrange et mystérieuse foule. Ne restait désormais plus que la danse.

La danse se trémoussait comme un être vivant. Mais Tiphaine y voyait un vide qui se déplaçait lui aussi. Sa place était là, elle le savait. Mademoiselle Trahison le lui avait interdit, mais ça faisait longtemps, et puis comment pouvait-elle comprendre ? Qu’est-ce qu’elle y connaissait ? Quand avait-elle dansé pour la dernière fois, elle ? La danse, maintenant dans son sang, appelait Tiphaine. Six danseurs, ça n’était pas assez !

Elle se rua en avant et bondit parmi eux.

Les yeux des danseurs lui lancèrent des regards mauvais tandis qu’elle sautillait et dansait entre eux, toujours là où ils n’étaient pas. Les tambours, maîtres de ses pieds, les envoyaient là où ils voulaient.

Puis…

… quelqu’un d’autre fut là.

C’était comme la sensation d’avoir quelqu’un derrière elle – mais aussi devant elle, et à côté, au-dessus, en dessous, tout à la fois.

Les danseurs se figèrent, mais le monde se mit à tournoyer. Les hommes n’étaient que des ombres noires, des contours plus marqués dans l’obscurité. Les battements de tambour cessèrent et Tiphaine continua un long moment de tourner doucement, silencieusement, les bras ouverts, les pieds décollés de terre, le visage levé vers des étoiles aussi froides que la glace et aussi piquantes que des épingles. C’était une sensation… merveilleuse.

Une voix demanda : « Qui es-tu ? » Elle avait un écho, ou peut-être deux voix avaient-elles posé la question en même temps.

Le rythme reprit soudain, et six hommes la percutèrent.

Quelques heures plus tard, au petit village de Courbachien, dans les plaines, les habitants balancèrent une sorcière dans la rivière, pieds et poings liés.

De tels méfaits ne se commettaient jamais dans les montagnes, où les sorcières inspiraient le respect, mais, dans les grandes plaines plus bas, il restait encore des gens assez crétins pour croire aux histoires horribles. D’un autre côté, il fallait bien s’occuper le soir.

En tout cas, ce n’était sûrement pas courant d’offrir une tasse de thé et des gâteaux secs à la sorcière avant son bain forcé.

C’était arrivé à Courbachien parce que ses habitants se conformaient au manuel.

Le manuel s’intitulait : Magavenatio obtusis[1].

Les villageois ignoraient comment l’ouvrage avait atterri chez eux. Il était apparu un jour sur une étagère d’une des boutiques.

Ils savaient lire, bien entendu. Il fallait un minimum de connaissances en lecture et en écriture pour faire son chemin dans le monde, même à Courbachien. Seulement ils ne se fiaient pas trop aux livres ni à ceux qui les lisaient.

Mais ce livre-là expliquait comment s’y prendre avec les sorcières. Il paraissait aussi faire autorité en la matière et n’abusait pas de mots trop longs (donc louches) comme « marmelade ». Voilà enfin, se dirent-ils les uns aux autres, ce qu’il nous faut. C’est un livre pratique. D’accord, ce n’est pas à ça qu’on s’attend, mais vous vous rappelez la sorcière de l’an dernier ? On l’a plongée dans la rivière puis on a voulu la brûler vive. Seulement elle était trop mouillée et elle s’est sauvée. On ne va pas subir encore ça !

Ils avaient porté une attention toute particulière au passage suivant :

Il est très important, une fois votre sorcière capturée, de ne pas lui faire le moindre mal (pour l’instant !). Ne lui mettez en aucun cas le feu. C’est un travers dans lequel tombent les débutants. Cette erreur la met dans une rage folle et elle revient encore plus forte. Comme chacun sait, l’autre moyen de se débarrasser d’une sorcière est de la jeter dans une rivière ou un étang.

Voici la meilleure marche à suivre :

Tout d’abord, l’emprisonner pour la nuit dans un local raisonnablement chaud et lui donner toute la soupe qu’elle demande. Aux carottes et lentilles peut convenir, mais, pour de meilleurs résultats, nous recommandons aux poireaux et pommes de terre avec un bon bouillon de bœuf. Il a été prouvé que cette recette affaiblit sérieusement ses pouvoirs magiques. Ne lui donnez pas de soupe à la tomate qui la rendrait très puissante.

Pour plus de sûreté, glissez une pièce en argent dans chacun de ses souliers. Elle ne pourra pas les en retirer parce qu’elles lui brûleront les doigts.

Fournissez-lui des couvertures chaudes et un oreiller. Cette ruse l’incitera à dormir. Verrouillez la porte et veillez à ce que personne n’entre.

Environ une heure avant l’aube, retournez dans le local. Vous pourriez alors penser que la meilleure façon serait de vous ruer à l’intérieur en criant. CE SERAIT UNE ERREUR ON NE PEUT PLUS GRAVE. Entrez lentement sur la pointe des pieds, laissez une tasse de thé près de la sorcière endormie, regagnez la porte toujours sur la pointe des pieds et toussez doucement. C’est important. Réveillée en sursaut, elle risquerait de devenir franchement mauvaise.

Certains experts recommandent un biscuit au chocolat avec le thé ; d’autres disent qu’un biscuit au gingembre suffit. Si vous tenez à la vie, ne lui donnez pas de biscuit ordinaire, des étincelles lui jailliraient des oreilles. Quand elle se réveille, récitez les puissantes runes mystiques suivantes qui l’empêcheront de se changer en essaim d’abeilles et de s’envoler vers la liberté :

ITI SAPIT EYI MA NASS.

Quand elle a fini son thé et ses biscuits, attachez-lui les mains et les pieds à l’aide d’une corde avec une préférence pour les nœuds de gabier n°1 et jetez-la dans l’eau.

REMARQUE IMPORTANTE POUR VOTRE SECURITE : agissez avant qu’il commence à faire jour. Ne restez pas pour regarder !

Évidemment, cette fois-là certains étaient restés. Et, ce qu’ils avaient vu, c’était la sorcière qui coulait et ne remontait pas pendant que son chapeau pointu s’éloignait au fil du courant. Puis ils étaient rentrés chez eux pour le petit-déjeuner.

Dans la rivière, il ne se passa pas grand-chose durant encore plusieurs minutes. Puis le chapeau pointu mit le cap vers un carré touffu de roseaux. Il s’y arrêta et se souleva très lentement. Deux yeux par-dessous le bord fouillèrent les environs…

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Euh… La Chasse aux sorcières pour les nuls.