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« Ma foi, répondit Chamlis, je connais Préashipleyl. S’il avait trouvé ton idée bonne, il ne l’aurait pas négligée ; ce drone a beaucoup d’expérience, et…

« Ouais ! coupa Yay. Trop d’expérience.

« Voilà qui est impossible, jeune fille », protesta le drone.

Yay Méristinoux prit une profonde inspiration et parut sur le point de répliquer, mais se contenta finalement d’écarter largement les bras avant de les laisser retomber le long de son corps ; elle leva les yeux au ciel et se retourna vers la fenêtre.

« On verra ce qu’on verra », conclut-elle.

L’après-midi finissant, qui jusque-là allait en s’assombrissant, fut brusquement illuminé, de l’autre côté du fjord, par un vif rayon de soleil filtrant à travers les nuages et la pluie calmée. La pièce s’emplit peu à peu d’une luminosité aqueuse, et les lumières de la maison déclinèrent à nouveau. Le vent agitait les cimes des arbres dégouttants.

« Ah ! lança Yay en s’étirant de tout son long en repliant les bras. Pas de raison de s’en faire. (Elle scruta le paysage d’un œil critique.) Tant pis ! Moi, je vais courir un peu, annonça-t-elle. (Sur ces mots, elle se dirigea vers la porte d’angle, enleva une botte, puis l’autre, jeta son gilet sur le dossier d’une chaise et entreprit de déboutonner son chemisier.) Vous verrez, fit-elle en agitant un doigt à l’adresse de Gurgeh et Chamlis. L’heure des îles flottantes a sonné. »

Chamlis s’abstint de répondre. Gurgeh affichait un air sceptique. Yay s’en fut.

Chamlis alla à la fenêtre et regarda la jeune fille – qui n’était plus vêtue que d’un short – dévaler le sentier qui partait de la maison et descendait entre pelouses et bosquets. Elle fit un unique signe de la main sans regarder en arrière et s’enfonça dans les bois. Chamlis répondit en faisant clignoter son champ, tout en sachant très bien qu’elle ne pouvait pas le voir.

« Jolie fille, fit-il.

« À côté d’elle, je me sens bien vieux, répondit Gurgeh en se rasseyant sur le canapé.

« Ah, je t’en prie ! Ne commence pas à t’apitoyer sur ton sort », répliqua Chamlis en s’éloignant de la fenêtre.

L’homme reporta son regard sur la pierre d’âtre.

« En ce moment, tout me paraît… gris, Chamlis. Je commence à trouver que je me répète, que même les jeux nouveaux ne sont en somme que d’anciennes formules travesties, et que de toute manière le jeu n’en vaut pas la chandelle.

« Gurgeh », énonça d’un ton neutre Chamlis.

Le drone fit une chose qu’on le voyait rarement faire : il se posa physiquement sur le canapé, le laissant supporter son poids.

« Décide-toi, reprit-il. Sommes-nous en train de parler des jeux ou bien de la vie en général ? »

Gurgeh rejeta en arrière sa tête envahie de boucles noires et éclata de rire.

« Jusqu’à présent, poursuivit Chamlis, les jeux ont été toute ta vie. Si l’intérêt qu’ils présentent pour toi se met à faiblir, je comprends que tu ne trouves ton bonheur nulle part ailleurs.

« Je suis peut-être tout simplement déçu par les jeux, dit Gurgeh en faisant tourner dans sa main une pièce de jeu sculptée. Autrefois, je pensais que le contexte ne comptait pas ; qu’une bonne partie restait toujours une bonne partie, et qu’il y avait une certaine pureté à manipuler des règles parfaitement constantes d’une société à l’autre… Mais maintenant, je me pose des questions. Prenons par exemple celui-là, le Déploiement, ajouta-t-il en indiquant d’un mouvement de tête l’échiquier qui se trouvait devant lui. C’est un jeu qui vient d’ailleurs. Les habitants d’une quelconque planète reculée l’ont inventé voici quelques dizaines d’années. Ils continuent d’y jouer, et lancent même des paris ; ils en ont fait quelque chose d’important. Mais sur quoi parient-ils ? À quoi me servirait-il de mettre en jeu Ikroh, par exemple ?

« Ce qui est sûr, c’est que Yay ne suivrait pas, intervint Chamlis, amusé. Il y pleut décidément trop pour elle.

« Mais tu comprends ce que je veux dire ? Si quelqu’un désirait posséder une maison comme la mienne, il s’en serait déjà fait construire une. (Gurgeh embrassa la pièce du geste.) Il l’aurait commandée ; il l’aurait déjà. Sans argent et sans biens à engager, une grande partie du plaisir qu’y prenaient les inventeurs de ce jeu… disparaît purement et simplement.

« Est-ce un plaisir que de perdre sa maison, ses titres, ses terres, et pourquoi pas ses enfants ? Savoir qu’on attend de toi que tu sortes sur la terrasse un revolver à la main pour te faire sauter la cervelle, c’est un plaisir, ça ? Nous avons la chance d’être débarrassés de tout cela. Tu désires une chose que tu ne saurais posséder, Gurgeh. Tu apprécies l’existence que tu mènes au sein de la Culture ; seulement, elle ne te menace pas suffisamment. Pour avoir pleinement le sentiment d’être en vie, le véritable joueur a besoin de savoir qu’il peut perdre, voire se ruiner ; c’est là qu’il trouve l’excitation. (Sous la lueur du feu et l’éclairage tamisé dispensé par les invisibles lumières de la pièce, Gurgeh gardait le silence.) Tu t’es toi-même attribué le titre de « Morat » lorsque tu as complété ton nom, mais tu n’es peut-être pas un joueur-de-jeux parfait, après tout ; peut-être aurais-tu plutôt mérité le titre de « Shequi » : joueur d’argent.

« Tu sais, énonça lentement Gurgeh d’une voix qui couvrait à peine le crépitement du feu, il se trouve que j’ai réellement un peu peur de jouer contre cette petite. (Il jeta un regard au drone.) C’est vrai. Parce que j’aime sincèrement gagner, parce que j’ai quelque chose que nul ne peut imiter, que personne ne peut me prendre : je suis moi ; je suis l’un des meilleurs. (Il releva brièvement les yeux sur la machine, comme s’il avait honte.) Mais à certains moments, j’ai très peur de perdre ; je me dis : et s’il y avait un gamin – surtout un gamin, quelqu’un de plus jeune que moi en tout cas, et qui soit tout simplement plus doué que moi – quelque part, qui puisse m’ôter cela ? Oui, je me fais du souci. Mieux je réussis et plus ma situation empire, puisque j’ai d’autant plus à perdre.

« Tu es un réactionnaire, répondit Chamlis. C’est le jeu qui compte. C’est ce que dit la sagesse populaire, n’est-ce pas ? L’important, c’est de s’amuser, et non de l’emporter. Se glorifier de la défaite d’autrui, avoir besoin de rechercher cette fierté, c’est montrer son incomplétude et son inadéquation fondamentales.

« C’est ce qu’on dit. C’est ce que croient tous les autres, fit Gurgeh en hochant lentement la tête.

« Mais pas toi ?

« Moi, je… (L’homme semblait avoir du mal à trouver ses mots.) J’exulte quand je gagne. C’est meilleur que l’amour, meilleur que le sexe ou n’importe quelle stimulation endocrine ; c’est le seul moment où je me sens… (Il secoua la tête et ses lèvres se contractèrent) Réel, acheva-t-il. Où je me sens moi-même. Le reste du temps… Je ressens plus ou moins ce que doit éprouver ce petit drone ex-Circonstances Spéciales, Mawhrin-Skel ; comme si on m’avait spolié d’un quelconque… droit de naissance.

« Ah bon, c’est en cela que tu te sens des affinités avec lui ? fit froidement Chamlis en se composant une aura appropriée. Je me demandais aussi ce que tu pouvais bien trouver à cette épouvantable machine.

« L’amertume, poursuivit Gurgeh en se renfonçant dans son siège. Voilà ce que je lui trouve. Cela a au moins le mérite de la nouveauté. »

Il se leva, s’approcha du feu et entreprit de piquer les bûches du bout de son tisonnier en fer forgé avant de placer par-dessus le tout un nouveau bout de bois, qu’il manipula gauchement à l’aide d’une lourde pince.

« Nous sommes loin de vivre une époque héroïque, reprit-il à l’intention du drone sans quitter le feu des yeux. L’individu n’a plus cours. Voilà pourquoi la vie nous est à tous si facile. Puisque nous ne comptons pas, nous ne risquons rien. Plus personne ne peut avoir de réel impact sur quoi que ce soit, de nos jours.