Gurgeh eut une autre révélation soudaine, qui le frappa avec une intensité presque aussi forte : l’une des interprétations possibles – peut-être la meilleure – de son propre style-de-jeu était que depuis le début il jouait comme s’il était la Culture. Par habitude, en échafaudant ses positions et en déployant ses pièces, il avait en quelque sorte reproduit sa propre forme de société, recréé un réseau de forces et de relations dépourvu de toute hiérarchie apparente, de toute instance dirigeante solidement établie, et fondamentalement pacifique dans ses origines.
Dans toutes les parties qu’il avait disputées, c’étaient toujours les autres qui avaient pris l’initiative de l’attaque. Lui avait considéré la phase antérieure comme une préparation à la bataille, mais il se rendait compte à présent que, s’il avait été seul sur le tablier, il se serait comporté sensiblement de la même manière : en gagnant lentement du terrain, en consolidant progressivement, tranquillement, économiquement ses positions… Bien sûr, cela ne s’était jamais produit ; toujours il était attaqué, et une fois au cœur de la bataille il s’impliquait dans le conflit avec le même acharnement que plus tôt, quand il tentait de développer les structures et le potentiel de ses pièces non menacées et de ses territoires indisputés.
Les autres joueurs contre lesquels il avait concouru avaient tous inconsciemment essayé de s’adapter sans concessions à ce style inédit, et tous ils avaient échoué lamentablement. Nicosar, lui, ne visait rien de tel. Il avait choisi l’option inverse et fait du tablier son Empire, représenté dans sa totalité et avec le souci du moindre détail structurel dans les limites qu’imposait l’échelle du jeu.
Gurgeh en resta pétrifié. Cette vérité lui apparut tel un lent lever de soleil qui se transforme soudain en nova, tel un mince filet de compréhension qui se mue peu à peu en torrent, en fleuve, en marée, puis en raz de marée. Il joua les coups suivants de manière machinale ; c’étaient de simples réactions aux initiatives de l’adversaire, et non manifestations mûrement réfléchies de sa stratégie, aussi limitée, aussi inappropriée que se révélât à présent cette dernière. Il avait maintenant la bouche sèche et les mains tremblantes.
Évidemment. Voilà ce qui lui avait échappé, la fameuse facette cachée ; flagrante, étalée au grand jour devant les yeux de tous, elle était effectivement invisible, car trop évidente pour être exprimée par des mots, pour être comprise. C’était tellement simple, tellement élégant, tellement formidablement ambitieux, mais si fondamentalement pragmatique, et si proche de la vision qu’avait Nicosar de la fonction du jeu !
Pas étonnant qu’il ait tant souhaité affronter l’homme de la Culture, si c’était là ce qu’il avait en tête depuis le tout début !
Des informations sur la Culture et sa véritable nature – informations que Nicosar et une poignée de personnalités de l’Empire étaient seuls à posséder – figuraient là, bien en vue sur le tablier, mais sans doute parfaitement indéchiffrables pour qui n’était pas déjà au courant ; si l’allure générale du tablier-Empire de Nicosar composait un tableau complet offert à tous les regards, les hypothèses concernant les forces de son adversaire étaient formulées en termes de fractions d’un ensemble plus vaste.
En outre, il y avait dans l’attitude de l’Empereur face à ses pièces et à celles de son concurrent une espèce de cruauté qui frôlait le sarcasme, une tactique destinée à perturber Gurgeh. L’Empereur envoyait les pièces à leur perte avec une insensibilité allègre là où Gurgeh aurait préféré rester en arrière pour essayer de se préparer et de rassembler ses forces. Là où Gurgeh aurait accepté la reddition et la consécration de sa défaite, Nicosar faisait des ravages.
Par certains côtés, la différence était minime – un bon joueur ne gaspillait pas ses pièces et ne se livrait pas au massacre pour le plaisir – mais il y avait là-dessous une violence en marche, une espèce de saveur particulière, comme une puanteur, une brume silencieuse planant sur le tablier.
Il vit alors qu’il se défendait exactement comme Nicosar attendait qu’il le fasse : en s’efforçant de sauver ses pièces, de prendre des initiatives raisonnées, réfléchies, conservatrices et, en un sens, en cherchant à ne pas voir la façon qu’avait Nicosar d’expédier brutalement ses pièces au combat et d’arracher à son adversaire des bandes de territoire, lambeaux de chair déchiquetée. Sous un certain angle, Gurgeh s’était désespérément efforcé de ne pas jouer contre Nicosar ; l’Empereur avait un jeu brusque, dur, dictatorial et fréquemment inélégant, et il était fort judicieusement parti du principe que, quelque part en lui, l’homme de la Culture ne voudrait pas de tout cela.
Gurgeh entreprit de faire le point, évaluant les possibilités qui s’offraient encore à lui tout en jouant quelques parades supplémentaires sans conséquence, pour se donner le temps de réfléchir. Le but du jeu était la victoire ; il l’avait oublié. Rien d’autre ne comptait ; rien d’autre ne dépendait de l’issue du jeu. Le jeu lui-même était hors de propos ; on pouvait donc lui donner tous les sens qu’on voulait, et la seule barrière qu’il eût encore à négocier était celle qu’avaient élevée ses propres sentiments.
Il fallait qu’il riposte, mais comment ? En devenant la Culture ? Un autre Empire ?
Il incarnait d’ores et déjà la Culture, et cela ne lui réussissait pas – et puis, sur le terrain de l’impérialisme, comment égaler une Altesse impériale ?
Il était là, debout sur le tablier dans ses atours ajustés et vaguement ridicules, à peine conscient de ce qui l’entourait. Il lutta pour s’arracher au jeu l’espace d’un instant et embrassa du regard la vaste salle-de-proue du château et ses pierres apparentes, puis les fenêtres ouvertes sur la voûte jaune des bourgeons-de-cendre, les rangées de sièges à moitié vides, les gardes impériaux et les arbitres officiels, les gros appareils de protection électronique en forme de cornes noires, les nombreux spectateurs, leurs costumes variés et leurs diverses allures. Tout cela traduit dans le langage du jeu, comme filtré par une puissante drogue qui transmuterait tout ce qu’il voyait en image déformée de l’emprise qu’elle-même exerçait sur son cerveau.
Il songea aux miroirs, puis aux champs inverseurs – qui conféraient une impression plus artificielle sur le plan technique, mais nettement plus réelle sur le plan de la perception. L’écriture en miroir portait bien son nom ; l’écriture inversée était l’écriture ordinaire. Il vit le tore fermé de la Réalité irréelle qu’étudiait Flère-Imsaho, il se remémora Chamlis Amalk-ney et ses mises en garde contre la duplicité ; toutes choses qui ne voulaient rien dire et qui, en même temps, signifiaient pourtant quelque chose ; des harmoniques de sa propre pensée.
Clic ! Allumé/éteint. Comme s’il était une machine. Passé par-dessus la courbe de catastrophe, tombé, et tant pis. Il oublia tout et joua la première chose qui lui vint à l’esprit.
Il regarda ce qu’il avait fait. Jamais Nicosar n’aurait joué ainsi.
Une démarche archétypique de la Culture. Il sentit le cœur lui manquer. Il avait espéré quelque chose d’autre, quelque chose de mieux.
Il regarda à nouveau. Ma foi, c’était peut-être une démarche typique de la Culture, mais au moins était-elle agressive : menée à terme, elle réduirait à néant toute la stratégie de prudence à laquelle il s’était tenu jusqu’à présent, mais il n’y avait rien d’autre qu’il puisse faire s’il voulait conserver fût-ce l’ombre d’une chance de résister à Nicosar. Faire comme si l’enjeu était réellement considérable, comme s’il se battait pour défendre la Culture tout entière ; se décider à gagner, quoi qu’il arrive, quoi qu’il en coûte…