Enfin… il avait fini par trouver un angle d’attaque, après tout.
Il savait très bien qu’il allait perdre, mais au moins ce ne serait pas la déroute.
Petit à petit, il remodela tout son plan-de-jeu afin qu’il reflète désormais l’essence profonde d’un militant de la Culture. Il renonça à des zones entières du tablier là où son revirement ne fonctionnerait pas, tandis qu’il ramenait, regroupait, restructurait là où il aurait de l’effet ; il faisait des sacrifices lorsque c’était nécessaire, il rasait tout sur son passage quand il y était obligé. Il n’essaya pas d’imiter la stratégie d’assaut/repli-retour/invasion, rudimentaire mais dévastatrice, qu’avait adoptée Nicosar, mais disposa ses forces et ses pièces à l’image d’une puissance qui saurait en fin de compte parer ces coups de massue ; peut-être pas tout de suite, mais plus tard, quand elle serait prête.
Enfin il commença à amasser quelques points. La partie n’était pas gagnée pour autant, mais restait encore le Tablier du Devenir, où il aurait au moins la possibilité de se battre.
À deux ou trois reprises, alors qu’il se trouvait assez près de son adversaire pour lire sur ses traits, il surprit sur le visage de l’apical une curieuse expression ; il en retira la certitude d’être sur la bonne voie ; de toute façon, d’une certaine manière, l’Empereur s’y était attendu. Sur son visage comme sur le tablier, ce dernier montrait à présent qu’il savait à qui il avait affaire ; il y avait même une forme de respect dans sa façon de réagir : il le reconnaissait, tous deux jouaient maintenant à armes égales.
Gurgeh avait la vive impression d’être un fil électrique parcouru d’une énergie terrible ; il était comme un gigantesque nuage prêt à envoyer la foudre frapper le tablier, un formidable raz de marée fonçant vers le rivage endormi, une colossale bouffée d’énergie en fusion surgissant du cœur d’une planète, un dieu doté du pouvoir de détruire et de créer à sa guise.
Il ne contrôlait plus ses endosécrétions ; les diverses substances qui se mêlaient dans son sang avaient pris le pas sur sa volonté, et son cerveau saturé, enfiévré, ne connaissait plus qu’une idée : gagner, dominer, maîtriser ; une série de flèches pointant toutes vers le même désir, une détermination unique et absolue.
Les pauses, les périodes de sommeil, tout cela ne comptait pas. Il n’y avait plus que les intervalles entre la vie réelle sur le tablier et le jeu lui-même. Il fonctionnait ; il parlait au drone, au vaisseau et à d’autres gens, il mangeait, il dormait, il allait çà et là… Mais tout cela n’était rien ; hors de propos. Tout ce qui se trouvait en dehors n’était qu’un décor, une toile de fond pour le jeu.
Il vit les forces adverses déferler brusquement sur le vaste tablier ; elles parlaient un langage étrange, elles chantaient un curieux chant qui était à la fois une parfaite combinaison d’harmoniques et un combat dont l’objet était le contrôle de l’écriture des thèmes. Ce qu’il avait devant lui était en fait un gigantesque organisme ; les pions paraissaient se mouvoir sous l’influence d’une volonté qui n’était ni la sienne ni celle de l’Empereur, mais par l’effet d’une force finalement dictée par le jeu lui-même, l’ultime expression de son essence propre.
Il vit tout cela ; il sut que Nicosar en avait également conscience, mais qu’ils étaient probablement les seuls. Ils étaient comme deux amants s’aimant en secret et en sécurité dans l’immense nid que la salle formait autour d’eux, étroitement enlacés sous les yeux de centaines d’individus qui regardaient et qui voyaient, mais qui ne savaient pas déchiffrer la scène à laquelle ils assistaient, et ne devineraient jamais sa véritable nature.
La partie du Tablier de Forme s’acheva. Gurgeh avait perdu, mais il n’était plus au bord de l’abîme, et Nicosar emportait sur le Tablier du Devenir un avantage qui était loin d’être décisif.
Les deux adversaires furent séparés, un acte prit fin ; le dernier allait bientôt commencer. Gurgeh quitta la salle-de-proue épuisé, vidé de toute énergie et éperdu de bonheur, et dormit pendant deux jours. Ce fut le drone qui l’éveilla.
« Gurgeh ? Vous êtes réveillé ? Vous n’êtes plus dans les vapes ?
« De quoi parlez-vous ?
« De vous, du jeu. Qu’est-ce qui se passe ? Même le vaisseau s’avoue incapable de comprendre ce qui est arrivé sur ce tablier. »
Le drone flottait au-dessus de lui, gris-brun, en émettant un faible bourdonnement. Gurgeh se frotta les yeux, battit des paupières. C’était le matin ; il restait encore dix jours environ avant l’arrivée du feu. Gurgeh eut l’impression de s’éveiller d’un rêve plus criant de vérité, plus réel encore que la réalité. Il bâilla et s’assit dans son lit.
« Ah bon ? J’étais dans les vapes ?
« C’est le moins qu’on puisse dire. Autant demander si la douleur est douloureuse, et les supernovæ lumineuses. »
Gurgeh s’étira et eut un petit sourire satisfait.
« Nicosar prend les choses de manière impersonnelle », déclara-t-il en se levant.
Il se dirigea vers la porte-fenêtre en traînant les pieds, puis sortit sur le balcon. Flère-Imsaho émit une série de petits claquements désapprobateurs et s’empressa de lui jeter une robe de chambre sur les épaules.
« Si vous recommencez à parler par énigmes, j’abandonne…
« Comment ça, par énigmes ? (Gurgeh inspira profondément l’air tiède. Puis il fit jouer les muscles de ses bras et de ses épaules.) Ce vieux château a fière allure, n’est-ce pas, drone ? reprit-il en cherchant appui sur la balustrade avant de prendre encore une profonde inspiration. Ils s’y entendent, pour construire des châteaux, hein ?
« C’est possible, mais malheureusement Klaff n’a pas été bâti par l’Empire. Les Azadiens l’ont ravi à une autre espèce humanoïde possédant une cérémonie semblable à celle qui permet à l’Empire de sacrer son Empereur. Mais ne détournez pas la conversation. Je vous ai posé une question. Qu’est-ce que c’est que ce style-de-jeu ? Vous êtes bizarre, évasif, depuis quelques jours ; je n’ai pas insisté parce que j’ai bien vu que vous vous concentriez, mais le vaisseau et moi nous aimerions être tenus au courant.
« Nicosar joue le rôle de l’Empire ; d’où son style-de-jeu. Je n’ai pas eu d’autre choix que d’incarner à mon tour la Culture ; voilà d’où vient mon propre style. C’est aussi simple que ça.
« Ça n’en a pas l’air.
« Plutôt violent. Une espèce de viol mutuel, pour vous donner une idée.
« Il me semble que vous devriez reprendre vos esprits, Jernau Gurgeh.
« Mais je… (Gurgeh se rendit compte de ce qu’il allait dire et s’interrompit.) Je ne les ai jamais perdus, imbécile ! Et maintenant, si vous vous trouviez quelque chose d’utile à faire, par exemple commander mon petit déjeuner ?
« Bien, maître », répondit Flère-Imsaho d’un ton maussade.
Sur ce, la machine rentra dans la chambre. Gurgeh contempla cet immense tablier vide qu’était le ciel bleu au-dessus de sa tête ; son esprit fourmillait déjà de plans à mettre en œuvre sur le Tablier du Devenir.
Au cours des quelques jours qui les séparaient encore de la partie finale, Flère-Imsaho vit son compagnon s’absorber encore plus intensément en lui-même. Il n’entendait presque plus rien de ce qu’on lui disait ; il fallait lui rappeler de manger et de dormir. Aussi incroyable que cela pût lui paraître, la machine le surprit par deux fois assis seul, le regard perdu dans le vide, le visage douloureusement contracté. Elle avait alors pratiqué un sondage-ultrasons à distance et découvert que sa vessie était sur le point d’éclater ; il fallait aussi lui dire d’aller se soulager ! Il passait ses journées, l’une après l’autre, à regarder fixement devant lui ou à analyser fébrilement des rediffusions de parties anciennes. De plus, alors que ses endodrogues avaient cessé de faire effet pendant une courte période après ses deux jours de sommeil, il s’était aussitôt remis à endocriner, et cette fois sans interruption. Le drone analysa ses ondes cérébrales au moyen de son Effecteur et se rendit compte que, même quand il le croyait endormi, ce n’était pas à proprement parler dans le sommeil que l’homme était plongé ; plutôt dans une série de rêves lucides contrôlés, du moins en apparence. De toute évidence, ses toxiglandes fonctionnaient en permanence à plein régime ; et pour la première fois son corps arborait plus de signes révélateurs de consommation abusive de drogues que celui de son adversaire.