Выбрать главу

Il sentit des picotements naître à la racine du nez et se laissa aller en arrière, submergé de tristesse devant la foi du jeu, attendant que viennent les larmes.

Mais elles ne vinrent pas. Réprimande bien méritée de la part de son corps pour avoir aussi judicieusement utilisé les éléments dans le jeu, et en particulier l’eau. Il allait noyer les assauts de Nicosar ; l’empereur jouait avec le feu : il serait douché. Pas de larmes pour lui.

À ce moment-là, quelque chose cessa d’exister en lui ; quelque chose qui reflua, s’éteignit, relâcha brusquement son étreinte. La salle était fraîche, pénétrée de parfum d’ambiance et du bruissement de la voûte végétale formée au-dehors par les bourgeons-de-cendre, derrière les vastes baies vitrées. Dans les galeries, les spectateurs échangeaient des propos à voix basse.

Il regarda autour de lui et aperçut Hamin dans les rangs réservés aux Collèges. Le vieil apical semblait tout ratatiné ; on aurait dit un pantin. Une toute petite enveloppe décharnée, l’ombre de lui-même. Un visage creusé de rides et un corps déformé. Gurgeh le contempla attentivement. Était-ce un de leurs fantômes ? Était-il là depuis le début ? Était-il en vie ? Intolérablement âgé, l’apical semblait fixer obstinément le centre du tablier, et, l’espace d’un instant absurde, Gurgeh se dit que le vieux était déjà mort. Que, ultime ignominie, son cadavre desséché avait été exposé dans la salle-de-proue à titre de trophée.

Là-dessus, la trompe retentit, marquant la fin de la séance, et deux gardes impériaux vinrent pousser le fauteuil roulant de l’apical agonisant dont la tête rétrécie, grisonnante, se tourna brièvement vers Gurgeh.

Ce dernier avait l’impression de revenir de très loin, d’un grand voyage qui venait tout juste de s’achever. Il regarda Nicosar, lequel s’entretenait avec deux de ses conseillers tandis que les Juges prenaient note des positions respectives à la clôture, et que les spectateurs des galeries se levaient en bavardant entre eux. Nicosar avait-il réellement l’air préoccupé, voire soucieux, ou bien était-ce un tour que lui jouait son imagination ? C’était possible. Tout à coup, Gurgeh se sentit profondément navré pour l’Empereur, pour eux tous, pour tout le monde.

Il soupira, et ce fut comme si le dernier souffle d’un formidable ouragan venait de le traverser. Il étira ses membres et se remit sur pied. Il regarda le tablier. Oui, c’était fini. Il avait réussi. Il restait encore beaucoup à faire, et bien des choses se produiraient encore : mais Nicosar allait perdre. Il pouvait encore choisir la sauce à laquelle il serait mangé : avancer et se faire absorber, se replier et se faire annexer, perdre la tête et tout raser… Mais son tablier-Empire était fichu.

Ses yeux rencontrèrent fugitivement ceux de l’Empereur. Il vit à son expression que Nicosar n’avait pas encore tout à fait compris, mais il se rendit compte qu’à son tour l’apical lisait sur ses traits, et qu’il y discernait sans ambiguïté le changement qui venait de prendre place en lui, qu’il y décelait des émanations de victoire… Gurgeh baissa les yeux devant ce pénible spectacle, tourna les talons et sortit.

Il n’y eut ni acclamations ni félicitations. Personne d’autre qu’eux deux n’avait compris ce qui se passait. Flère-Imsaho se montra aussi alarmé, aussi irritant que d’habitude, mais lui non plus n’avait rien remarqué, et la machine lui demanda tout de même ce qu’il pensait de la tournure que prenait le jeu. Gurgeh répondit par un mensonge. Le Facteur limite estimait qu’on entrait dans la phase critique. Gurgeh ne prit pas la peine de le détromper. Mais tout de même, il s’était attendu à autre chose de la part du vaisseau.

La tête vide, il dîna seul. Il passa le reste de la soirée dans une piscine aménagée au cœur du château, au sein de l’éperon rocheux sur lequel on avait édifié la forteresse. Là encore il resta seul ; tous les autres étaient montés dans les tours et sur les hauts remparts, quand ils ne s’étaient pas embarqués en aéro pour contempler le lointain rougeoiement qui colorait le ciel à l’ouest, là où l’Incandescence s’amorçait.

Chapitre 22

Gurgeh nagea jusqu’à se sentir fatigué, puis se sécha, enfila des pantals, une chemise et une veste légère ; ensuite, il partit se promener le long du mur d’enceinte du château.

La nuit était sombre et les nuages bas ; les bourgeons-de-cendre géants dépassaient en hauteur les murs de la forteresse et masquaient la lointaine lueur de l’Incandescence en marche. Des gardes impériaux postés à l’extérieur s’assuraient que personne n’irait allumer prématurément l’incendie ; Gurgeh dut faire la preuve qu’il n’avait rien sur lui qui puisse produire une flamme, voire une simple étincelle, avant qu’on ne le laisse sortir ; au château on préparait les volets, et les chemins de ronde étaient détrempés : on éprouvait les systèmes d’inondation.

Les bourgeons-de-cendre craquaient et bruissaient dans l’obscurité que ne dérangeait pas un souffle d’air, exposant des surfaces neuves, sèches comme l’amadou, à l’air plein de senteurs, tandis que leurs multiples couches d’écorce se détachaient des énormes globes pleins de liquide inflammable suspendus aux plus hautes branches. L’air nocturne était tout imprégné de la puanteur entêtante de leur sève.

Une sensation d’expectative planait sur l’ancienne forteresse, une atmosphère sacrée d’anticipation mêlée de crainte respectueuse dont même Gurgeh ressentait la nouveauté presque tangible. En entendant le chuintement des aéros qui rentraient en survolant la portion de forêt détrempée qui jouxtait le château, Gurgeh se rappela que tout le monde avait ordre de se trouver au château à minuit au plus tard ; il rebroussa donc chemin, lentement, absorbant l’ambiance lourde d’impatience paisible comme si c’était une substance précieuse qui viendrait bientôt à disparaître ou qui, peut-être, ne reparaîtrait jamais.

Pourtant, il n’était pas fatigué ; simplement, la lassitude plaisante suscitée par sa baignade se manifestait à présent sous la forme d’un fourmillement en arrière-fond. Aussi, lorsqu’il emprunta l’escalier, ne s’arrêta-t-il pas en arrivant au niveau de sa chambre, mais poursuivit-il son ascension au moment même où la trompe sonnait minuit.

Gurgeh déboucha enfin sur un rempart haut perché que surplombait une tour courtaude. Le chemin de ronde était humide et sombre. L’homme se tourna vers l’ouest, où une vague lueur rouge incendiait la lisière du ciel. L’Incandescence était encore à bonne distance, derrière l’horizon, et son rougeoiement se reflétait sur la voûte nuageuse comme une aube artificielle aux teintes plombées. Malgré cette lumière, Gurgeh sentit la profondeur, l’immobilité de la nuit qui descendait tout autour du château en étouffant tous ses bruits. Il découvrit une porte dans la tour et grimpa jusqu’aux mâchicoulis, tout en haut. Là, il s’accouda au parapet et dirigea son regard vers le nord, où moutonnaient les collines. Il entendait goutter un dispositif d’arrosage qui fuyait quelque part au-dessous de lui, et écoutait le frémissement à peine audible des bourgeons-de-cendre qui se préparaient pour leur propre destruction. Les collines étaient parfaitement invisibles ; il renonça à tenter de les discerner, et se retourna vers la bande rouge sombre qui s’incurvait très légèrement dans le ciel, à l’ouest.

Une trompe retentit quelque part dans le château, puis une autre, et encore une autre. D’autres sons s’élevèrent : des faibles cris, des bruits de pas précipités, comme si le château se réveillait tout à coup. Gurgeh se demanda ce qui se passait. Il resserra autour de lui sa veste légère, sentant tout à coup la fraîcheur de la nuit, tandis qu’une petite brise venue de l’est se mettait à souffler.