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La tristesse qui l’avait accompagné tout au long de la journée était toujours là ; ou plutôt elle s’était infiltrée en lui ; ainsi, elle était moins visible, mais elle faisait davantage partie de lui. Comme ce jeu avait été beau ! Comme il y avait pris plaisir ! Comme il s’en était délecté… Mais seulement en s’efforçant de provoquer sa fin, seulement en s’assurant que cette joie serait de courte durée. Il se demanda si Nicosar avait enfin compris ; l’Empereur devait au moins se douter de quelque chose. Gurgeh s’assit sur un petit banc de pierre.

Il se rendit brusquement compte que Nicosar allait lui manquer. D’une certaine manière, il ne s’était jamais senti aussi proche de personne ; il y avait eu dans ce jeu une intimité profonde, une communauté d’expérience et de sensation qu’aucune autre forme de relation n’aurait su égaler.

Au bout d’un moment, il soupira et se releva ; il retourna s’accouder au parapet et regarda le chemin de ronde pavé qui courait au pied de la tour. Là se tenaient deux gardes impériaux, à peine discernables dans la faible lumière qui s’échappait de la porte ouverte de la tour. Ils tournaient vers lui des visages livides. Gurgeh ne sut pas s’il devait les saluer. L’un d’eux leva le bras : une vive lumière l’éblouit, et il se protégea les yeux. Une troisième silhouette, encore ; plus sombre, qu’il n’avait pas encore remarquée, se glissa vers la tour et en franchit le seuil éclairé. Le rayon de la torche mourut. Les deux gardes prirent position de chaque côté de la porte de la tour.

Des pas résonnèrent dans l’escalier. Gurgeh retourna s’asseoir sur le banc et attendit.

« Morat Gurgeh, je vous souhaite le bonsoir. »

C’était la voix de Nicosar. La silhouette noire et légèrement voûtée de l’Empereur d’Azad émergea de la tour.

« Altesse…

« Asseyez-vous, Gurgeh », coupa la voix posée.

Nicosar vint rejoindre l’homme sur le banc. Son visage ressemblait à une lune indistincte et blanchâtre voguant devant lui, uniquement éclairée par la faible lueur de l’escalier. Gurgeh se demanda si Nicosar le voyait. Son visage lunaire se détourna pour faire face à l’horizon tout barbouillé de carmin.

« On vient d’attenter à mes jours, Gurgeh, fit tranquillement l’Empereur.

« On… on a… ? balbutia ce dernier, atterré. Votre Altesse n’a rien ? »

Le visage-lune pivota brusquement vers lui.

« Non. (L’apical leva une main.) Je vous en prie, ne me donnez pas du « Votre Altesse » ici. Nous sommes seuls ; vous n’enfreignez pas le protocole. Je tenais à vous expliquer en personne pourquoi le château est placé sous la loi martiale. La Garde Impériale a maintenant la situation bien en main. Je ne redoute pas d’autre attaque, mais il faut être prudent.

« Mais qui voudrait faire une chose pareille ? Qui voudrait s’en prendre à vous ? »

Nicosar dirigea son regard vers le nord et ses collines invisibles.

« Nous avons des raisons de croire que les coupables ont tenté de prendre la fuite par le viaduc dans l’intention de gagner les lacs de retenue, aussi y ai-je également expédié des gardes. (Il se retourna lentement vers l’homme de la Culture, et reprit la parole d’une voix douce.) Vous m’avez mis dans une drôle de situation, Morat Gurgeh.

« Je… (Gurgeh soupira et regarda ses pieds.) Oui. (Il releva les yeux sur le disque pâle que traçait le visage devant lui.) Je suis désolé. Je veux dire… C’est presque fini. »

Il entendit sa voix s’étrangler et se sentit incapable de regarder Nicosar en face.

« Ma foi, reprit posément l’Empereur, c’est ce que nous allons voir. Demain matin, j’aurai peut-être une surprise pour vous. »

Gurgeh en resta interdit. Le visage d’une pâleur brumeuse qui se dessinait sous ses yeux était trop flou pour qu’il en déchiffre l’expression, mais se pouvait-il que Nicosar parlât sérieusement ? L’apical devait bien se rendre compte que sa position était sans espoir ; avait-il vu quelque chose qui avait échappé à Gurgeh ? Aussitôt, il s’inquiéta. Ses certitudes étaient-elles exagérées ? Personne ne s’était aperçu de rien, même pas le vaisseau. Et s’il s’était trompé ? Il souhaita revoir le tablier, mais même l’image mentale imparfaitement détaillée qu’il en gardait demeurait assez précise pour montrer clairement leurs positions respectives ; la défaite de Nicosar était implicite, mais indubitable. Il était sûr que l’Empereur n’avait plus aucun moyen de s’en sortir ; le jeu devait prendre fin ainsi.

« Dites-moi, Gurgeh, reprit Nicosar d’un ton égal. (Le disque blanc lui fit de nouveau face.) Combien de temps aviez-vous réellement consacré à l’apprentissage du jeu ?

« Nous vous avons dit la vérité. Deux ans. De manière intensive, mais…

« Ne me racontez pas d’histoires, Gurgeh. Cela n’en vaut plus la peine.

« Nicosar, pourquoi vous mentirais-je à vous ? »

Le visage-lune opina lentement.

« Comme vous voudrez. (L’Empereur resta quelques instants silencieux.) Vous devez être bien fier de votre Culture. »

Il prononça ce dernier mot avec un dégoût que Gurgeh aurait trouvé comique s’il n’y avait pas pressenti une telle sincérité.

« Fier ? fit-il. Je ne sais pas. Ce n’est pas moi qui l’ai faite ; il se trouve simplement que j’y suis né, et je…

« Ne soyez pas simplet, Gurgeh. Je parle de la fierté qu’on éprouve à l’idée de faire partie de quelque chose. La fierté de représenter votre peuple. Oserez-vous me dire que vous ne ressentez rien de tout cela ?

« Je… Un peu, peut-être, oui. Mais je ne suis pas ici en champion, Nicosar. Je ne représente rien d’autre que moi-même. Je suis ici pour jouer à ce jeu, c’est tout.

« C’est tout, répéta tranquillement Nicosar. Eh bien, il nous faut admettre que vous avez bien joué. »

Gurgeh enrageait de ne pas pouvoir voirie visage de l’apical. Avait-il bien entendu la voix lui manquer ? Était-ce bien un frémissement qu’il avait discerné dans sa voix ?

« Je vous remercie. Mais vous y êtes pour beaucoup : la moitié, et même plus, car vous avez…

« Je n’ai que faire de vos louanges ! »

Une des mains de Nicosar partit brusquement et alla frapper Gurgeh en plein visage. Ses lourdes bagues lui labourèrent les lèvres et les joues.

Gurgeh bascula en arrière, abasourdi ; la tête lui tournait tant le choc était grand. Nicosar bondit sur ses pieds et se dirigea vers le parapet ; ses mains agrippèrent la pierre sombre. Gurgeh effleura son visage ensanglanté. Sa main tremblait.

« Vous me dégoûtez, Morat Gurgeh, fit Nicosar en regardant la lueur rouge, à l’ouest. Votre moralité insipide et aveugle ne rend même pas compte de votre succès ici, et vous traitez ce jeu guerrier comme s’il s’agissait d’une danse obscène. Il est là pour qu’on lui livre bataille, pour qu’on lutte contre lui, et vous, vous avez tenté de le séduire. Vous l’avez perverti ; vous avez remplacé le regard sacré que nous portions sur lui par la pornographie malpropre que vous avez apportée avec vous… Vous l’avez souillé… espèce de mâle. »

Gurgeh tamponna le sang qui perlait sur ses lèvres. Il était toujours en proie au vertige.

« C’est… c’est peut-être votre vision des choses, Nicosar. (Il avala une petite quantité d’épais sang salé.) Mais je ne crois pas que vous vous montriez très juste envers…

« Juste ? cria l’Empereur, qui vint se dresser de toute sa hauteur devant Gurgeh, masquant à sa vue l’incendie au loin. Et à quoi sert d’être juste, s’il vous plaît ? La vie est-elle juste, elle ? (Il empoigna Gurgeh par les cheveux et se mit à lui secouer la tête.) Alors ? Est-elle juste ? »