Gurgeh se laissa secouer. Au bout d’un moment, l’Empereur le lâcha et retira sa main comme s’il avait touché quelque chose de sale. Gurgeh s’éclaircit la voix.
« Non, la vie n’est pas juste. Pas intrinsèquement. »
Exaspéré, l’apical se détourna et saisit à nouveau entre ses mains le faîte incurvé des remparts.
« Mais on peut s’efforcer de la rendre juste, reprit Gurgeh. C’est un but qu’on peut se fixer. On peut choisir de tendre vers lui, ou bien de s’en détourner. Nous avons opté pour la première solution. Je regrette que vous nous trouviez si répugnants pour cela.
« Le mot « répugnant » est faible pour décrire ce que je ressens à l’égard de votre précieuse Culture, Gurgeh. Je ne suis même pas sûr de disposer des termes adéquats pour vous dire ce que j’en pense, de cette… Culture. Vous ne connaissez ni la gloire, ni la fierté, ni la notion de culte. Vous détenez un certain pouvoir, je l’ai constaté. Je sais ce dont vous êtes capables… Mais vous n’en restez pas moins des impuissants. Et vous le serez toujours. Les êtres humbles, pitoyables, apeurés, lâches… ceux-là ne durent pas éternellement, aussi terribles et imposantes que soient les machines à l’intérieur desquelles ils rampent. Un jour viendra où vous vous effondrerez ; et ce n’est pas votre batterie d’engins flamboyants qui vous sauvera. Ce sont les forts qui survivent. Voilà ce que nous enseigne la vie, Gurgeh, voilà ce que nous montre le jeu. La lutte pour la suprématie, le combat qui révèle la valeur. Et ce ne sont pas là des phrases creuses. C’est la vérité ! »
Gurgeh contempla les mains pâles qui agrippaient la pierre sombre. Que répondre à cet apical ? Devaient-ils discuter âprement métaphysique, ici, maintenant, avec cet outil imparfait qu’était le langage, alors qu’ils venaient de passer dix jours à concevoir l’image de leurs visions du monde concurrentes, la plus parfaite qu’ils soient en mesure d’exprimer, quel que soit le moyen choisi ?
Et d’ailleurs, qu’avait-il à répondre ? Que l’intelligence pouvait surpasser la force aveugle de l’évolution et sa tendance à mettre l’accent sur la mutation, la lutte et la mort ? Que la coopération consciente était plus efficace que la compétition sauvage ? Que l’Azad pouvait être tout autre chose qu’un simple combat, si l’on s’en servait pour structurer, communiquer, définir… ? Il avait déjà fait tout cela, dit tout cela mieux qu’il ne saurait le faire à présent.
« Vous n’avez pas gagné, Gurgeh, reprit Nicosar d’une voix basse mais dure, presque un croassement. Les individus dans votre genre ne gagneront jamais. (Il fit volte-face et abaissa son regard sur lui.) Pauvre mâle pitoyable. Vous jouez, mais vous ne comprenez rien à rien, n’est-ce pas ? »
Gurgeh perçut dans la voix de l’apical une pitié qui rendait un son sincère.
« Il me semble que vous en avez d’ores et déjà décidé », répondit-il à Nicosar.
L’Empereur rit et se retourna vers les lointains reflets de l’incendie qui, vaste comme un continent, demeurait encore au-delà de l’horizon. Son rire s’acheva par une sorte de toussotement. Il fit un geste en direction de Gurgeh.
« Les gens de votre espèce ne comprendront jamais. Vous ne ferez jamais qu’être exploités. (Il secoua la tête dans le noir.) Rentrez dans votre chambre, morat. À demain matin. (Le visage-lune se tourna vers l’horizon et la lueur rougeâtre dont était frotté le ventre des nuages.) D’ici là, le feu sera parvenu jusqu’à nous. »
Gurgeh attendit quelques instants. C’était comme s’il avait déjà pris congé ; il se sentait renvoyé, tombé dans l’oubli. Il avait même l’impression que les dernières paroles prononcées par Nicosar ne lui avaient pas réellement été destinées.
L’homme se leva sans hâte et redescendit l’escalier au travers de la tour faiblement éclairée. Les deux gardes en encadraient la porte, impassibles. Gurgeh releva les yeux vers le sommet de la tour et y vit Nicosar derrière les créneaux ; son visage pâle et plat était tourné vers le feu qui venait, mains blanches arrimées à la pierre froide. Il contempla quelques secondes ce spectacle, puis tourna les talons et s’en fut. Il redescendit en traversant des couloirs et des salles où rôdaient des gardes impériaux qui renvoyaient tous les invités dans leurs chambres, verrouillaient les portes, surveillaient tous les escaliers et tous les ascenseurs, et allumaient toutes les lumières afin que la forteresse silencieuse brûle dans la nuit comme un grand vaisseau de pierre voguant sur une mer d’or sombre.
Lorsque Gurgeh atteignit sa chambre, Flère-Imsaho était devant l’écran, en train de passer d’une chaîne à l’autre. La machine lui demanda à quoi était due l’agitation qui régnait dans le château. Gurgeh le lui dit.
« Ce n’est sûrement pas si grave, commenta le drone avec ce vacillement latéral qui était chez les drones l’équivalent du haussement d’épaules. (Il revint à son écran.) Ils ne passent pas de musique militaire. Toutefois, les communications vers l’extérieur sont coupées. Qu’est-ce que vous avez à la bouche ?
« Je suis tombé.
« Hmm…
« Peut-on contacter le vaisseau ?
« Naturellement.
« Alors dites-lui donc de se mettre en route. On va peut-être avoir besoin de lui.
« Ah-ha ! On devient prudent, à ce que je vois. Bon, entendu. »
Gurgeh alla se coucher, mais resta éveillé à écouter le rugissement sans cesse accru du vent.
Posté tout en haut de la tour, l’apical contempla l’horizon pendant des heures ; on l’aurait cru encastré dans la pierre comme une statue blafarde ou un arbuste né d’une graine errante. Le vent d’est fraîchissant bousculait les vêtements sombres de la silhouette immobile et enveloppait de ses mugissements la forteresse à la fois noire et luisante, s’engouffrant sous la voûte ondulante des bourgeons-de-cendre avec un fracas de vagues océanes.
L’aube se leva. Elle illumina tout d’abord les nuages, puis nimba d’or l’horizon oriental encore vierge. Au même moment apparut dans la sombre citadelle de l’ouest où flamboyait la lisière des terres une brusque étincelle d’un jaune orangé vif, incandescent, qui vacilla, hésita et disparut, puis revint, s’aviva et se mit à s’étendre.
L’homme dont la silhouette se découpait tout en haut de la tour recula devant cette brèche qui s’élargissait dans le ciel rouge-noir et, l’espace d’un instant – après avoir jeté un bref coup d’œil en arrière pour apercevoir l’aube une dernière fois –, se balança sur place, comme pris entre les flots de lumière rivaux qui s’écoulaient des deux horizons incendiés.
Deux gardes se présentèrent à la porte de la chambre. Ils la déverrouillèrent et informèrent Gurgeh et sa machine qu’ils étaient attendus dans la salle-de-proue. Gurgeh était vêtu de sa robe azadienne. Les gardes lui dirent que pour la partie de ce matin-là on devait abandonner les vêtements traditionnels : tel était le bon vouloir de l’Empereur. Gurgeh jeta un coup d’œil à Flère-Imsaho et alla se changer, il enfila une chemise propre ainsi que les pantals et la veste légère qu’il portait la veille.
« Ainsi je suis enfin admis au rang de spectateur, constata le drone alors qu’ils se dirigeaient vers la salle de jeu. Quel honneur ! »
Gurgeh ne fit aucun commentaire. Divers petits groupes encadrés par des gardes faisaient leur apparition en divers endroits du château. Dehors, derrière les portes et les fenêtres d’ores et déjà protégées par leurs volets, le vent hurlait.
Gurgeh n’avait pas eu envie de prendre son petit déjeuner. Le vaisseau était entré en communication avec lui, ce matin-là, afin de le féliciter. Il avait enfin compris. En fait, il pensait que Nicosar conservait une chance de s’en tirer, mais seulement pour parvenir à l’égalité. Par ailleurs, la stratégie d’ensemble qu’il lui serait nécessaire d’appliquer à cette fin n’était à la portée d’aucun cerveau humain. Le vaisseau avait poussé sa vitesse au maximum et regagné son orbite d’attente, prêt à intervenir dès qu’il sentirait que quelque chose n’allait pas. Il verrait par les yeux de Flère-Imsaho.