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Lorsqu’ils atteignirent la salle-de-proue et le Tablier du Devenir, Nicosar était déjà là. L’apical portait l’uniforme de commandant en chef de la Garde Impériale, une tenue austère et subtilement menaçante que venait dûment compléter un sabre de cérémonie. Avec sa vieille veste, Gurgeh se sentit mal fagoté. La salle-de-proue était presque comble. Escortés par des gardes qui semblaient être présents partout à la fois, les spectateurs continuaient de s’engager entre les gradins. Sans tenir aucun compte de Gurgeh, Nicosar s’entretenait avec un officier de la Garde.

« Hamin ! » fit Gurgeh en se dirigeant vers le siège qu’occupait celui-ci au premier rang.

Le vieil apical au corps filiforme et contorsionné était tassé sur lui-même entre deux robustes gardes, il faisait peine à voir. Son visage était jaunâtre et tout ratatiné. L’un des gardes fit signe à Gurgeh de ne pas approcher davantage. Il vint donc se tenir en face du banc, et s’accroupit afin de se trouver à la hauteur du visage tout ridé du vieux recteur.

« Hamin, vous m’entendez ? »

L’idée absurde que l’apical était mort lui vint une nouvelle fois à l’esprit, puis les paupières racornies battirent, un œil s’ouvrit, rouge-jaune et gluant de sécrétions cristallines. La tête, qui semblait rétrécie, remua légèrement.

« Gurgeh… »

L’œil se referma, la tête dodelina. Gurgeh sentit une main se poser sur sa manche ; on le guida jusqu’à son siège, tout au bord du tablier.

On avait fermé les fenêtres des galeries, dont les carreaux vibraient dans leur cadre de métal, mais les volets antifeu n’avaient pas encore été rabattus. Dehors, sous un ciel de plomb, on voyait les hauts bourgeons-de-cendre secoués par la bourrasque ; le grondement du vent formait une basse continue sous-tendant les conversations étouffées des spectateurs qui, dans un bruit de piétinement continuel, cherchaient toujours leurs places dans le vaste hall.

« Est-ce qu’on n’aurait pas déjà dû fermer les volets ? » demanda Gurgeh au drone.

Il avait pris place sur son siège surélevé, Flère-Imsaho bourdonnant et crépitant dans les airs derrière lui.

« Si, répondit ce dernier. Le feu est à moins de deux heures d’ici. Ils peuvent toujours les rabattre à la dernière minute, si nécessaire, mais d’ordinaire on n’attend pas si longtemps. À votre place, je ferais très attention, Gurgeh. Légalement, l’Empereur n’a pas le droit d’en appeler à l’option physique à ce stade, mais il se passe des choses bizarres. Je le sens. »

Gurgeh eut envie d’émettre un commentaire sarcastique sur les capacités sensitives du drone, mais il avait l’estomac trop noué ; et puis, lui aussi sentait quelque chose. Il regarda en direction de Hamin. L’apical desséché n’avait pas bougé. Il avait toujours les yeux fermés.

« Il y a autre chose, reprit Flère-Imsaho.

« Quoi ?

« Un appareil qui n’était pas là jusqu’à présent, au plafond. »

Gurgeh s’arrangea pour jeter un coup d’œil discret vers le haut. Le fatras d’ECM et de dispositifs de brouillage ne lui paraissait guère différent des autres jours, mais il devait bien admettre qu’il ne l’avait jamais inspecté attentivement.

« Quel genre ? s’enquit-il.

« Du genre à résister de façon inquiétante à toutes mes tentatives de sondage sensitif, ce qui n’est pas normal. Par ailleurs, ce colonel de la Garde, là, porte sur lui un micro télé-optique caché.

« L’officier qui parle avec Nicosar ?

« Oui. Est-ce que ce n’est pas contraire au règlement ?

« En théorie, si.

« Vous voulez soumettre la question au Juge ? »

Ledit Juge se tenait au bord du tablier, encadré par deux gardes à la carrure impressionnante. Il avait l’air lugubre et apeuré. Lorsque ses yeux tombaient par hasard sur Gurgeh, ils semblaient voir à travers lui.

« J’ai comme l’impression que cela ne servirait pas à grand-chose, murmura ce dernier.

« Moi aussi. Vous voulez que j’appelle le vaisseau pour lui dire de venir ?

« Est-ce qu’il peut être là avant le feu ?

« De justesse. »

Gurgeh n’eut pas besoin de réfléchir très longtemps.

« Allez-y, faites-le, ordonna-t-il.

« Signal émis. Vous vous rappelez l’exercice que nous avons fait, avec cet implant ?

« Oh, j’en garde un souvenir très vif…

« Formidable, fit le drone avec amertume. Un déplacement à grande vitesse dans un environnement hostile, avec dans les parages du matériel Effecteur générateur de zone grise. Il ne me manquait plus que ça. »

La salle était pleine, les portes refermées. Le Juge lança un regard plein de vindicte au colonel de la Garde qui se tenait auprès de Nicosar. L’officier en question répondit par un hochement de tête très bref. Le Juge annonça la reprise de la partie.

Nicosar joua deux ou trois coups sans conséquence. Gurgeh ne voyait pas du tout où l’Empereur voulait en venir. Il devait bien avoir quelque chose en tête, mais quoi ? On aurait dit que cela n’avait rien à voir avec le fait de gagner. Il essaya d’intercepter les yeux de Nicosar, mais l’apical refusait obstinément de le regarder. Gurgeh frotta sa lèvre et sa joue entaillées. Je suis invisible, songea-t-il.

Les bourgeons-de-cendre se balançaient et se tordaient sous la tempête qui faisait rage au-dehors ; leurs feuilles avaient atteint leur envergure maximale et, fouettées par les rafales, paraissaient se fondre les unes dans les autres pour former un unique et gigantesque organisme jaune terne qui guettait, frémissant, derrière les murs du château. Dans la salle, Gurgeh sentait les gens s’agiter nerveusement, échanger des murmures et jeter des regards aux fenêtres toujours dépourvues de volets. Les gardes étaient en faction devant les issues, prêts à tirer.

Nicosar suivait apparemment un plan bien précis, plaçant des cartes-éléments dans des positions définies. Gurgeh ne voyait toujours pas l’idée qui présidait à tout cela. Le vacarme de la bourrasque qui rugissait derrière les fenêtres agitées de tremblements réussissait presque à couvrir la voix des spectateurs. L’odeur de la sève et des sucs volatils des bourgeons-de-cendre imprégnait l’air de la salle ; quelques lambeaux de feuilles séchées avaient réussi à s’infiltrer ; elles montaient en flèche, voletaient ou se recroquevillaient au gré des courants d’air qui sillonnaient le grand hall.

Haut dans le ciel couleur de pierre, une violente lueur orangée illuminait les nuages. Gurgeh commençait à transpirer ; il allait et venait de part et d’autre du tablier, réagissait aux coups de Nicosar en essayant de lui soutirer ce qu’il avait en tête. Il entendit quelqu’un crier dans la galerie réservée aux observateurs, puis d’autres gens le faire taire. Vigilants, les gardes se tenaient en silence devant les portes et tout autour du tablier. Le colonel de la Garde avec qui Nicosar s’était entretenu un peu plus tôt se tenait au côté de l’Empereur. Au moment où il regagnait son siège surélevé, Gurgeh crut voir couler des larmes sur ses joues.

Jusqu’à présent, Nicosar était resté assis. Tout à coup, il se leva et, s’emparant de quatre cartes-éléments, gagna à grands pas le centre du terrain de jeu.