Gurgeh avait envie de hurler, sauter en l’air, de faire quelque chose, n’importe quoi. Mais il se sentait cloué sur place, paralysé d’horreur. Une tension s’était emparée des gardes, les mains de l’Empereur tremblaient visiblement. Dehors, la tempête giflait les bourgeons-de-cendre tel un être conscient fulminant de dépit ; un javelot orange jaillit pesamment au-dessus des cimes, se tordit un instant contre la muraille de ténèbres qui se dressait derrière lui ; puis retomba progressivement et disparut.
« Oh, sacré bon Dieu de merde ! chuchota Flère-Imsaho. Ça n’est plus qu’à cinq minutes de nous.
« Quoi ? interrogea Gurgeh en jetant un regard à la machine.
« Cinq minutes, reprit le drone avec un hoquet tout à fait réaliste. Normalement, il devrait être encore à une heure d’ici. Ce n’est pas possible qu’il ait fait aussi vite. Ils ont dû allumer un autre foyer. »
Gurgeh ferma les yeux. Du bout de la langue, qu’il sentait sèche comme un bout de papier, il tâta la petite bosse dans sa bouche.
« Le vaisseau ? » s’enquit-il en rouvrant les yeux.
Le drone resta quelques instants silencieux.
« Aucune chance », répondit-il enfin d’une voix neutre, résignée.
Nicosar se courba et plaça une carte-feu sur un symbole-eau figurant déjà sur le tablier, dans un plissement de terrain surélevé. Le colonel de la Garde tourna imperceptiblement la tête sur le côté en remuant les lèvres, comme pour chasser d’un souffle une poussière qui se serait déposée sur le col montant de son uniforme.
Nicosar se redressa en regardant autour de lui et parut tendre l’oreille, pour ne percevoir finalement que les hurlements de la tempête.
« Je viens d’intercepter une pulsation d’infrasons, déclara Flère-Imsaho. Une explosion, à un kilomètre au nord. Le viaduc. »
Impuissant, Gurgeh regarda Nicosar marcher sans hâte vers une autre de ses positions sur le tablier et superposer deux cartes : le feu sur l’air. Le colonel parla à nouveau dans le micro caché près de son épaule. Le château trembla sur ses bases ; une série de secousses ébranlèrent le hall.
Les pièces du tablier trépidèrent ; l’assistance se leva en poussant des cris. Les vitres se craquelèrent dans leurs encadrements et s’écrasèrent sur les dalles, laissant pénétrer dans la salle le hurlement aigu de l’orage incandescent accompagné d’une grêle de feuilles tourbillonnantes. Un mur de flammes explosa au-dessus des cimes, emplissant de feu le bas de l’horizon envahi de bouillonnements noirs. La carte-feu suivante trouva sa place : terre. Gurgeh avait l’impression que le château se mouvait sous ses pieds. Le vent entrait violemment par les fenêtres, envoyait rouler sur le tablier les pièces les plus légères, telle une espèce d’invasion irrépressible et absurde, et fouettait les robes du Juge et de ses assesseurs. Les spectateurs se bousculaient pour sortir des galeries, tombant les uns sur les autres pour accéder aux issues, où les gardes tenaient leurs armes prêtes à tirer.
Le ciel était empli de feu.
Nicosar regarda Gurgeh en posant sa dernière carte-feu sur l’élément-fantôme : la Vie.
« C’est de plus en plus inquié… griiiiiiiii !… » fit Flère-Imsaho d’une voix criarde qui s’interrompit brusquement.
Gurgeh fit volte-face et vit la grosse machine vibrer dans les airs, entourée d’une vive aura de feu vert.
Les gardes ouvrirent le feu. Les portes du hall se rabattirent d’un seul coup et les gens se poussèrent mutuellement pour les franchir. Mais dans la salle les gardes envahirent soudainement le tablier, tirant en direction des galeries et des gradins, provoquant des explosions de laser parmi la foule en fuite, abattant les apicaux, les mâles et les femelles qui se débattaient sous les rafales de crachotements lumineux et les détonations assourdissantes.
« Graaaaaak ! » grinça Flère-Imsaho.
La coque luisante de la machine avait viré au rouge sombre, et il commençait à s’en échapper de la fumée. Pétrifié, Gurgeh regardait. Nicosar se tenait non loin du centre du tablier, entouré de ses gardes, et lui souriait.
Le feu faisait rage au-dessus des bourgeons-de-cendre. Les derniers blessés se traînèrent enfin vers la sortie, et la salle se retrouva vide. Flère-Imsaho était suspendu dans les airs ; il émit une lumière jaune, orange, blanche, puis commença à s’élever dans les airs. De grosses gouttes de métal fondu s’écrasèrent sur le tablier et, poursuivant son ascension, la machine s’enveloppa tout à coup d’un manteau de fumée et de flammes. Brusquement, le drone partit au travers du hall en accélérant, comme propulsé par une gigantesque main invisible. Il alla percuter le mur opposé et explosa dans un éclair aveuglant accompagné d’une onde de choc qui faillit renverser Gurgeh et le faire tomber de son siège surélevé.
Les gardes qui entouraient l’Empereur quittèrent le tablier et se mirent à escalader les gradins et envahir les galeries en achevant les blessés. Ils ne s’occupaient pas de Gurgeh. Des détonations se faisaient entendre de l’autre côté des portes menant au reste du château, là où gisaient les morts qui, dans leurs costumes aux couleurs vives, formaient une sorte de tapis obscène.
Nicosar s’approcha nonchalamment de Gurgeh, s’arrêtant pour repousser d’un coup de pied les pièces d’Azad qui se trouvaient sur son chemin ; il marcha sur une petite mare de feu crachotante issue du sillage de débris en fusion que Flère-Imsaho avait laissé derrière lui. D’un geste presque négligent, il tira son épée.
Gurgeh agrippa les accoudoirs de son siège. Dehors, l’enfer hurlait dans les cieux. Des feuilles tourbillonnaient de part et d’autre de la salle comme une pluie sèche et incessante. Nicosar vint s’immobiliser devant Gurgeh. Il souriait. L’Empereur cria pour couvrir le vacarme de la tempête.
« Alors ? Surpris ? »
Gurgeh pouvait à peine parler.
« Qu’avez-vous fait ? Pourquoi avez-vous fait cela ? croassa-t-il.
« J’ai rendu le jeu réel », répondit Nicosar en haussant les épaules.
Il embrassa la salle du regard, surveillant le carnage. Ils étaient maintenant seuls : les gardes se répandaient dans le château en massacrant tout sur leur passage.
Les victimes gisaient çà et là, par terre et dans les galeries, affalées sur les gradins, tassées dans les coins, étendues les bras en croix sur les dalles, la robe criblée de trous auréolés de brun dus aux brûlures des lasers. La fumée couvait sous les vêtements et s’échappait du plancher ; une odeur de chair brûlée écœurante et douceâtre emplissait le hall.
Nicosar soupesa le lourd sabre à double tranchant qu’il tenait d’une main gantée en le contemplant d’un œil attristé. Gurgeh sentit ses entrailles se contracter douloureusement et ses mains se mettre à trembler. Il sentit un curieux goût métallique naître dans sa bouche, et craignit tout d’abord que l’implant ne refasse surface après avoir été, pour une raison ou pour une autre, rejeté par son organisme ; mais il savait parfaitement qu’il n’en était rien. Pour la première fois de sa vie, il se rendait compte que la peur avait réellement un goût particulier.
Nicosar soupira imperceptiblement, se redressa de toute sa taille, de telle sorte qu’il parut emplir entièrement le champ de vision de Gurgeh, et approcha lentement son sabre du joueur.
Drone ! se dit Gurgeh. Mais le drone n’était plus qu’une balafre noirâtre maculant le mur du fond.
Vaisseau ! Mais l’implant niché sous sa langue restait obstinément muet, et le Facteur limite se trouvait encore à des années-lumière de là.
La pointe du sabre était à quelques centimètres du ventre de Gurgeh ; elle se mit à remonter lentement sur sa poitrine en direction de sa gorge. Nicosar ouvrit la bouche pour parler puis se ravisa, secoua la tête d’un air exaspéré et tendit brusquement en avant la main qui tenait le sabre.