« Continuez.
« Vous vous sentez capable d’entendre la suite, vous êtes sûr ?
« Dites-moi simplement le pourquoi de tout cela, soupira Gurgeh.
« On s’est servi de vous, Jernau Gurgeh, reprit le drone d’un ton neutre. La vérité est que vous jouiez bel et bien au nom de la Culture, tandis que Nicosar jouait pour l’Empire. J’ai moi-même révélé à l’Empereur, la veille du début de la finale, qu’en réalité vous étiez notre champion, notre représentant ; et que si vous l’emportiez nous débarquerions. Nous écraserions l’Empire et imposerions notre ordre. Si c’était lui qui gagnait, nous nous garderions d’intervenir aussi longtemps qu’il serait Empereur, et de toute façon pendant dix Grandes Années.
« Voilà pourquoi Nicosar a agi ainsi ; il n’était pas simplement mauvais perdant. C’était son Empire qu’il risquait. Et puisque c’était là sa seule raison de vivre, pourquoi ne pas disparaître auréolé de gloire ?
« Et c’était vrai ? s’enquit Gurgeh. Nous aurions réellement pris le pouvoir ?
« Gurgeh, répondit Flère-Imsaho. Je n’en ai pas la moindre idée. Cela ne fait pas partie de mes instructions ; nous n’avons pas besoin de le savoir. Cela n’a pas d’importance. Lui croyait que c’était vrai.
« Ce n’est vraiment pas du jeu, commenta Gurgeh en adressant à la machine un sourire dénué d’humour, de faire pression sur quelqu’un en lui annonçant la veille de la partie que les enjeux sont d’une telle nature.
« À la guerre comme à la guerre.
« Mais alors, pourquoi ne m’a-t-il pas dit ce qui était en jeu ?
« Devinez.
« Le pari n’aurait plus tenu et nous aurions débarqué quand même, armés jusqu’aux dents.
« Exact ! »
Gurgeh secoua la tête, brossa sa manche où s’était déposé un peu de suie, et ne fit qu’y répandre une traînée noire.
« Vous pensiez vraiment que j’allais gagner ? demanda-t-il au drone. Contre Nicosar ? Vous le croyiez, même avant notre arrivée ici ?
« Même avant votre départ de Chiark, Gurgeh. Dès que vous avez manifesté un peu d’intérêt à l’idée de partir. Il y avait déjà un certain temps que CS cherchait quelqu’un dans votre genre. L’Empire était mûr pour la décadence depuis des dizaines d’années ; il suffisait de le pousser un peu, mais il n’attendait que cela pour tomber. Un débarquement « armé jusqu’aux dents », comme vous dites, n’est presque jamais la bonne façon de procéder ; il fallait jeter le discrédit sur l’Azad – je veux parler du jeu proprement dit. Car c’est lui qui a maintenu la cohésion de l’Empire pendant toutes ces années, lui le pivot, la charnière ; mais il en devenait par la même occasion le point le plus sensible. (Le drone contempla ostensiblement les débris torturés qui encombraient la salle tout autour d’eux.) Les choses ont pris une tournure un peu plus spectaculaire que nous ne l’avions escompté, je suis bien obligé de l’admettre, mais apparemment toutes les analyses que nous avons effectuées sur vos capacités et sur les faiblesses de Nicosar se sont révélées exactes. Les grands Mentaux qui nous manipulent, vous et moi, comme autant de pions, m’inspirent un respect sans cesse croissant. Ce sont décidément des machines extrêmement intelligentes.
« Elles savaient que j’allais gagner ? demanda Gurgeh d’un ton chagriné, le menton posé au creux de la main.
« On ne peut pas savoir une chose pareille, Gurgeh. Cependant, elles ont dû supputer que vos chances étaient bonnes. On m’a donné une explication partielle quand j’ai reçu mes instructions… Elles vous considéraient quasiment comme le meilleur joueur-de-jeux de la Culture, et pensaient qu’à partir du moment où vous vous intéresseriez d’assez près à ce jeu aucun joueur d’Azad ne saurait vous arrêter, même s’il le pratiquait depuis de nombreuses années. Vous avez passé toute votre vie à apprendre des jeux ; il était impossible que l’Azad comporte une règle, une tactique, un concept que vous n’ayez pas déjà rencontré dix fois dans votre carrière. Simplement, il se trouve qu’il les réunissait tous en un seul jeu. Non, ces gens n’ont jamais eu l’ombre d’une chance. Il vous fallait simplement quelqu’un pour veiller sur vous, et vous pousser discrètement dans la bonne direction au moment opportun. (Le drone descendit et remonta sur place : petite révérence.) Votre serviteur !
« Toute ma vie, répéta doucement Gurgeh en contemplant, derrière le drone, le paysage morne et inanimé qui s’étendait de l’autre côté des hautes fenêtres. Soixante années… Et depuis combien de temps la Culture connaissait-elle l’existence de l’Empire ?
« Environ… Ah ! Vous vous dites que c’est nous qui vous avons formé ! Eh bien, vous vous trompez. Si nous pratiquions ce genre de choses, nous n’aurions nul besoin de « mercenaires extérieurs » tels que Shohobohaum Za pour prendre en charge les basses – les très basses œuvres.
« Za ? s’enquit Gurgeh.
« Ce n’est pas son vrai nom ; il ne fait pas du tout partie de la Culture. Eh oui, c’est ce qu’on pourrait appeler un « mercenaire ». On ne peut que s’en féliciter, d’ailleurs ; sinon, la police secrète vous aurait abattu devant le chapiteau. Vous vous rappelez comme ce petit effarouché de Flère-Imsaho s’est discrètement mis à l’écart, ce fameux jour ? Je venais juste d’abattre un de vos assaillants avec mon FAR ; aux ultra-rayons X, pour que les caméras n’enregistrent rien. Un autre s’est fait tordre le cou par Za ; il avait entendu dire qu’il se passerait peut-être quelque chose. J’imagine que d’ici deux ou trois jours, il sera à la tête d’une guérilla armée sur Eä. (Le drone vacilla légèrement dans l’air.) Voyons… Que vous dire d’autre ? Ah, oui ! le Facteur limite n’est pas aussi innocent qu’il en a l’air, lui non plus. Quand nous étions à bord du Jeune voyou, nous lui avons bien ôté ses vieux effecteurs, mais c’était pour les remplacer par des neufs. Deux seulement, logés dans deux des trois bulles près du nez de l’appareil. Nous avons laissé la bulle vide en clair et projeté un holo de bulle vide dans les deux autres.
« Mais je suis allé dans les trois ! protesta Gurgeh.
« Non, rectifia le drone, vous êtes allé trois fois dans la même. Le vaisseau n’avait qu’à faire pivoter le logement contenant les couloirs, trafiquer l’anti-G et demander à quelques drones de modifier légèrement le décor quand vous passiez de l’une à l’autre, ou plutôt quand vous empruntiez un couloir dans un sens, puis un autre en sens inverse pour, en fait, revenir sur vos pas. Tout cela pour rien, d’ailleurs ; mais dans l’éventualité où le besoin d’armement lourd se serait fait sentir, nous l’aurions eu sous la main. C’est en prévoyant tout par avance qu’on peut se sentir en sécurité, vous ne trouvez pas ?
« Si, si », soupira Gurgeh.
Il se remit sur pied et sortit sur la terrasse, où la neige de suie tombait régulièrement et sans bruit.
« Puisqu’on parle du Facteur limite, reprit Flère-Imsaho d’un ton enjoué, ce vieux dépravé se trouve actuellement au-dessus de nos têtes. Le module est en route. Dans deux minutes tout au plus vous serez à bord ; vous pourrez prendre un bon bain et quitter ces vêtements malpropres. Êtes-vous prêt à partir ? »