Gurgeh regarda par terre et, traînant les pieds, répandit de la suie et des cendres sur les dalles.
« Qu’avons-nous à emballer, de toute façon ? fit-il.
« Pas grand-chose, en effet. J’étais trop occupé à vous empêcher de griller pour retourner chercher vos affaires. Et de toute manière, la seule chose à quoi vous paraissez tenir, c’est cette vieille veste défraîchie. Et cette chose, là… ce bracelet. Vous l’avez récupéré ? Je l’ai laissé posé sur votre poitrine quand je suis parti en exploration.
« Oui, merci, répondit Gurgeh en regardant l’immensité noire et désolée qui s’étendait jusqu’à l’horizon enténébré. (Il leva les yeux ; le module perça brusquement la voûte nuageuse brun foncé en traînant derrière lui un sillage de vapeur.) Merci », répéta-t-il.
Le module décrivit un arc, effleura le sol puis fonça à travers le désert calciné en direction du château, soulevant un nuage de cendre et de suie sur son passage. Il ralentit, vira, et, comme un coup de tonnerre tardif, le bruit qui accompagna son piqué supersonique emplit de craquements les alentours de la forteresse.
« Merci pour tout », acheva Gurgeh.
L’appareil présenta sa face arrière au château et s’éleva dans les airs jusqu’à parvenir au niveau du balcon. La porte arrière s’ouvrit et une passerelle horizontale se déplia. L’homme traversa la terrasse, enjamba le parapet et pénétra dans les entrailles fraîches de la machine.
Le drone suivit et la porte se referma.
Le module s’éloigna instantanément, entraînant dans son ascension une formidable cascade tourbillonnante de cendre et de suie, puis disparut dans les sombres nuages qui surplombaient la forteresse comme un éclair solide tandis que ses roulements de tonnerre éclataient au-dessus de la plaine, du château et des collines qui moutonnaient plus loin.
La cendre se redéposa ; la suie continua de tomber, douce et silencieuse.
Le module revint quelques minutes plus tard chercher les drones du vaisseau et les restes du matériel effecteur endommagé, puis laissa une fois pour toutes le château derrière lui et reprit de l’altitude afin de rejoindre le vaisseau qui l’attendait.
Un court instant plus tard, le petit groupe de rescapés hébétés libérés par les deux drones-de-vaisseau – principalement des domestiques, des soldats, des concubines et des employés administratifs – sortit en trébuchant dans cette nuit qui régnait en plein jour et cette suie qui ressemblait à de la neige, afin de prendre toute la mesure de leur exil temporaire dans cette forteresse à la grandeur passée, et de revendiquer leur terre anéantie.
Quatrième partie
IMPASSE SUR LE PION
Chapitre 24
Le vaisseau s’accorda paresseusement sur son rail, puis traversa lentement l’extrémité d’un champ tenseur long de trois millions de kilomètres, franchit une muraille de monocristal et amorça doucement sa descente dans l’atmosphère de plus en plus dense de la Plate-forme. À cinq cents kilomètres d’altitude, les deux plaques de terre et de mer (celle qui, devant eux, n’était que roche brute sous un matelas de nuages, et celle qui, plus loin, était encore en formation) se découpaient distinctement dans l’air nocturne.
Derrière son mur de cristal, la Plate-forme la plus éloignée était toute neuve ; elle restait obscure et vide à l’œil nu, mais le vaisseau savait y percevoir les radars illuminateurs des machines paysagistes qui y apportaient depuis l’espace leur cargaison de roc. Sous le regard attentif du vaisseau, un énorme astéroïde fut dynamité dans le noir, produisant une lente fontaine de roche fondue rougeoyante qui, soit tombait doucement sur la nouvelle surface, soit était interceptée puis moulée dans le vide avant de pouvoir toucher terre.
La Plate-forme voisine, également plongée dans l’obscurité, avait la forme d’un entonnoir équarri dont le bas était entièrement plongé dans les nuages, tandis que le reste de son volume nu était exposé aux intempéries.
Les deux autres Plates-formes étaient beaucoup plus anciennes, et de nombreuses lumières y scintillaient. Chiark se trouvait à son aphélie[7] ; Gévant et Osmolon étaient blanches sur fond noir : deux îlots enneigés sur une mer d’encre. Le vieux navire de guerre s’immergea progressivement dans l’atmosphère, longeant le flanc plat comme une lame de la muraille de la Plate-forme en descendant jusqu’au point où apparaissait l’air respirable, puis se mit à survoler l’océan en direction des terres.
Un bateau fit sonner sa corne – un paquebot sur son erre, tout illuminé – et lança des feux d’artifice lorsque le Facteur limite passa, à un kilomètre d’altitude. Le vaisseau spatial le salua à son tour en créant grâce à ses effecteurs une série d’aurores artificielles, replis rugissants et mouvants de lumière dans le ciel clair et tranquille au-dessus de lui. Puis les deux navires poursuivirent leur chemin dans la nuit.
Le voyage de retour s’était déroulé sans histoire. Gurgeh avait souhaité se faire mettre en suspension tout de suite, en disant qu’il n’avait aucune envie de rester tout ce temps éveillé ; ce qu’il voulait, c’était dormir, se reposer, oublier temporairement. Bien qu’il eût d’avance préparé le matériel nécessaire, le vaisseau lui avait instamment demandé de réfléchir d’abord. Au bout de dix jours, il avait cédé, et l’homme, qui s’était montré de plus en plus morose au cours de cette période, plongea avec gratitude dans un sommeil sans rêves, avec ralentissement du métabolisme.
Au cours de ces dix jours, il ne joua à aucun jeu de quelque espèce que ce fût, ne prononça pratiquement pas une parole, ne prit même pas la peine de s’habiller, et passa le plus clair de son temps à fixer les parois. Le drone avait fini par reconnaître qu’une mise en suspension était sans doute le meilleur service à lui rendre.
Ils traversèrent le Nuage Mineur et rejoignirent le VSG de classe Rang appelé Tant pis pour la subtilité, qui faisait route vers la galaxie principale. Le retour prit plus longtemps que l’aller, mais il n’y avait plus urgence. Le vaisseau abandonna le VSG près du bord supérieur d’un bras de la galaxie et fila, croisant des étoiles, traversant des champs de poussière et des nébuleuses où l’hydrogène migrait et les soleils se formaient, et passant, dans son domaine d’espace irréel – là où les Trous étaient des colonnes d’énergie –, de la substance à la Grille.
Il avait doucement réveillé l’homme deux jours avant qu’il ne rentre chez lui.
Celui-ci recommença à fixer les murs ; il ne joua à aucun jeu, ne s’informa pas de ce qui se passait, ne prit même pas connaissance de son courrier. À sa demande, le vaisseau n’avait pas averti ses amis de son arrivée, se contentant d’expédier une impulsion « demande d’approche » à Chiark Central.
Le vaisseau descendit sur quelques centaines de mètres et s’engagea lentement entre les montagnes couvertes de neige en suivant le tracé du fjord ; sa coque effilée refléta un soupçon de lumière bleu-gris lorsqu’il survola les eaux paisibles et sombres. À bord de yachts ou dans les maisons avoisinantes, quelques personnes virent la masse imposante de l’appareil glisser silencieusement dans les airs et manœuvrer délicatement entre les rives, l’eau et les nuages inégaux.
Le vaisseau masquant la lueur des étoiles de toute la longueur de ses trois cent cinquante mètres de coque silencieuse, Ikroh était plongé dans l’ombre ; pas une lumière n’y brillait.
7
L’aphélie est le point de l’orbite d’un objet céleste (planète, comète, etc.) dans un système solaire, où cet objet céleste en orbite est le plus éloigné de son étoile (soleil) centrale.