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Gurgeh jeta un dernier regard à la cabine où il avait dormi – par intermittence – pendant ses deux dernières « nuits » à bord, puis emprunta sans hâte le couloir conduisant à la bulle du module. Flère-Imsaho le suivit, portant un unique sac de petite taille ; il espérait que l’homme se changerait enfin, qu’il abandonnerait cette horrible veste.

La machine accompagna l’homme jusque dans le module et descendit à terre avec lui. Devant la maison obscure, la pelouse était recouverte d’une couche immaculée. Le module s’arrêta à un centimètre de celle-ci, puis ouvrit sa porte arrière.

Gurgeh sortit et descendit sur le sol. L’air était piquant, plein de senteurs, et d’une clarté tangible. Des craquements naquirent dans la neige, sous ses pieds. Il se retourna vers l’intérieur éclairé du module. Flère-Imsaho lui tendit son sac. L’homme regarda la petite machine.

« Adieu, lui dit-il.

« Adieu, Jernau Gurgeh. Sans doute ne nous reverrons-nous plus.

« Je ne pense pas, non. »

Il fit un pas en arrière ; la porte commença à se refermer, et l’appareil s’éleva lentement. Puis l’homme recula prestement de deux pas, jusqu’à entrevoir le drone par-dessus bord, et s’écria :

« Encore une chose ! Quand Nicosar a tiré et que le rayon s’est retourné contre lui après avoir été réfléchi par le champ-miroir… C’était une coïncidence, ou bien l’avez-vous fait exprès ? »

Il crut que la machine ne lui répondrait pas, mais, juste au moment où la porte se refermait et où l’ascension du vaisseau masquait le rai de lumière qu’elle laissait filtrer, il entendit le drone lancer :

« Je ne vous le dirai pas. »

Il resta debout là, à regarder le module regagner le vaisseau qui l’attendait. Ce dernier l’avala, la bulle se referma, et le Facteur limite vira au noir ; sa coque devint une ombre parfaite, plus dense que la nuit. Une guirlande de lumières se mit à courir le long de son flanc ; elles formaient en marain le mot « Adieu. » Puis le navire se mit en mouvement et s’éleva sans bruit dans les airs.

Gurgeh le regarda jusqu’à ce que les petites lumières mouvantes se confondent avec les étoiles et s’éloignent à toute allure dans un ciel aux nuées spectrales, puis baissa les yeux sur la neige, qui luisait d’un faible éclat bleu-gris. Lorsqu’il releva la tête, le vaisseau avait disparu.

Il resta quelques instants immobile, comme s’il attendait quelque chose. Bientôt il se détourna et se dirigea vers la maison en traînant les pieds sur la pelouse blanchie.

Il entra par une porte-fenêtre. À l’intérieur, il faisait chaud ; dans ses vêtements glacés, il fut soudain saisi d’un frisson. Puis, tout à coup, les lumières s’allumèrent.

« Bouh ! »

Yay Méristinoux surgit de derrière un canapé, près du feu. Chamlis Amalk-ney sortit de la cuisine en portant un plateau.

« Bonjour, Jernau ! J’espère que tu ne nous en veux pas… »

Le visage pâle et contracté de Gurgeh s’éclaira. Il déposa son sac par terre et regarda ses deux amis : Yay, visage frais et sourire radieux, qui sautait par-dessus le canapé ; Chamlis qui, les champs rouge-orange, posait le plateau sur la table, devant le feu couvert. Yay lui tomba dessus, jeta ses bras autour de son cou et le serra contre elle en riant. Puis elle se recula.

« Gurgeh !

« Bonjour, Yay, dit-il en lui rendant son étreinte.

« Alors, comment vas-tu ? s’enquit-elle en le serrant plus fort encore. Bien, j’espère ? Nous avons harcelé Central jusqu’à ce qu’il nous dise que tu rentrais, mais tu as dormi tout le temps, n’est-ce pas ? Tu n’as même pas lu mes lettres. »

Gurgeh détourna les yeux.

« Non. Elles me sont bien parvenues, mais je n’ai pas… (Il secoua la tête et baissa les yeux.) Je regrette.

« Ça ne fait rien. »

Yay lui tapota l’épaule. Elle laissa son bras autour de ses épaules et l’entraîna vers le divan. Il s’y assit en les contemplant tour à tour. Chamlis repoussait la sciure humide qui étouffait le feu, libérant ainsi les flammes qui couvaient en dessous. Yay écarta les bras, dévoilant sa courte jupe et son gilet.

« J’ai changé, non ? »

Gurgeh acquiesça. Yay lui paraissait tout aussi en forme, tout aussi belle que jamais ; et tout aussi androgyne.

« Je viens tout juste de re-changer, déclara-t-elle. Encore quelques mois et je serai de retour à mon point de départ. Ah, Gurgeh, si tu m’avais vue en homme ! J’avais une de ces allures !

« Insupportable », commenta Chamlis en versant le vin chaud contenu dans un pichet ventru.

Yay se jeta sur le divan à côté de Gurgeh, le serra encore une fois dans ses bras et émit un grondement guttural. Chamlis leur tendit à chacun un gobelet fumant.

Gurgeh but avec plaisir.

« Je ne m’attendais pas à te voir, dit-il à Yay. Je te croyais partie.

« Tu as raison, acquiesça-t-elle en avalant une gorgée de vin, mais je suis revenue. L’été dernier. Chiark va recevoir une nouvelle paire de Plates-formes ; j’ai soumis des plans…, et je suis à présent coordinatrice d’équipe pour Autreface.

Félicitations. Est-ce qu’il y aura des îles flottantes ? »

Le visage de Yay exprima momentanément l’incompréhension, puis elle éclata de rire dans son gobelet.

« Non, Gurgeh. Pas d’îles flottantes.

« Mais beaucoup de volcans, en revanche, ajouta Chamlis d’un air dégoûté en aspirant un filet de vin contenu dans un récipient de la taille d’un dé à coudre.

Seulement un petit, fit Yay en hochant la tête. (Ses cheveux étaient plus longs que dans son souvenir. Bleu-noir. Toujours aussi bouclés. Elle lui donna un petit coup de poing sur l’épaule.) C’est bon de te revoir, Gurgeh. »

Il serra la main de la jeune fille dans les siennes et regarda Chamlis.

« C’est bon d’être de retour », déclara-t-il.

Puis il se replongea dans le silence et dans la contemplation des bûches qui flambaient dans l’âtre.

« Nous sommes tous contents de te savoir de retour, Gurgeh, annonça Chamlis au bout d’un moment. Mais, si tu veux bien me pardonner, tu n’as pas l’air très en forme. Nous savons que tu as passé ces deux dernières années en suspension, mais il me semble qu’il y a autre chose… Qu’est-ce qui s’est passé, là-bas ? Toutes sortes de rumeurs ont couru. Désires-tu en parler ? »

Gurgeh hésita puis regarda les flammes mourantes consumer les bûches empilées n’importe comment dans la cheminée.

Finalement, il reposa son verre et se lança dans une explication.

Il leur raconta tout ce qui s’était passé, depuis les premiers jours à bord du Facteur limite jusqu’aux derniers instants, lorsqu’il avait réintégré le vaisseau et fui à toute allure l’Empire d’Azad en pleine décadence.

Chamlis resta muet et ses champs passèrent par un grand nombre de teintes différentes. Yay arborait une expression de plus en plus soucieuse ; elle hochait fréquemment la tête, s’étrangla plusieurs fois, et parut à deux reprises sur le point de vomir. Le reste du temps, elle rajoutait des bûches dans le feu.

Gurgeh prit une petite gorgée de vin tiède.

« Ensuite… j’ai dormi, pendant tout le trajet de retour, jusqu’à il y a deux jours. Et maintenant, tout cela me paraît… Je ne sais pas ; congelé. Pas frais, mais… pas encore pourri non plus. C’est toujours là. (Il fit tourner son vin dans son gobelet. Un rire sans joie secoua ses épaules.) Enfin… »

Il vida son verre.

Chamlis souleva la cruche qui reposait dans les cendres près du feu et remplit son gobelet de vin bien chaud.

« Jernau, je ne sais comment te dire à quel point je m’en veux, tout cela est ma faute. Si je n’avais pas…