« Non, coupa Gurgeh. Ce n’est pas ta faute. C’est moi qui me suis engagé dans cette histoire. Toi, tu m’avais averti. Ne dis pas ça, Chamlis ; ne crois surtout pas qu’il y ait un autre responsable que moi, jamais. »
Il se leva soudainement et se dirigea vers les fenêtres qui donnaient sur le fjord ; il contempla la pelouse en pente avec son manteau de neige, puis les arbres, plus loin l’eau noire et, surplombant le tout, les montagnes et les lumières éparses des maisons du rivage opposé.
« Tu sais, reprit-il comme s’il s’adressait à son reflet dans la vitre, hier, j’ai demandé au vaisseau de quelle façon ils étaient intervenus dans la situation de l’Empire, sur la fin ; comment ils avaient fait pour tout remettre en ordre. Il m’a répondu qu’ils ne s’étaient même pas donné cette peine. L’Empire s’est effondré sans leur aide. »
Il repensa à Hamin, à Monénine, à Inclate et At-sen, à Bermoiya, à Za, à Olos, à Krowo, à la jeune fille dont il avait oublié le nom… Les yeux fixés sur son image dans la vitre, il secoua la tête.
« Enfin, bref… C’est fini, maintenant. (Il se retourna vers Yay et Chamlis, vers la pièce imprégnée de chaleur.) Qu’est-ce qu’on raconte, ici ? »
Ils lui rapportèrent que les jumeaux de Hafflis étaient à présent en âge de parler, que Boruélal s’était embarquée sur un VSG pour quelques années et que Olz Hap – bourreau de plus d’un jeune cœur – avait été plus ou moins contrainte par son succès de reprendre le poste de Boruélal, bien que cela l’eût fort embarrassée. Yay était devenue père un an plus tôt – Gurgeh ferait sans doute la connaissance de la mère et de l’enfant l’année suivante, quand ils viendraient s’installer quelque temps –, et deux ans auparavant l’un des camarades de Shuro avait été tué pendant un jeu de combat. Ren Myglan était devenue un homme, et Chamlis travaillait toujours aussi dur à l’ouvrage de référence décrivant sa planète préférée. Deux ans plus tôt, le Festival de Tronze s’était achevé par un véritable désastre, le chaos le plus complet, après que quelques fusées de feu d’artifice eurent explosé dans le lac, inondant la moitié des terrasses étagées le long des falaises ; deux personnes avaient péri, la cervelle répandue sur des blocs de pierre travaillée, des centaines d’autres avaient été blessées. Malheureusement, le Festival de l’année passée n’avait pas été aussi excitant, loin de là.
Gurgeh prenait connaissance de toutes ces choses en arpentant la pièce, essayant de se refamiliariser avec les lieux. Rien ne paraissait avoir beaucoup changé.
« Je vois que j’ai vraiment manqué beaucoup de choses… » commença-t-il.
Puis il aperçut sur le mur une petite plaque de bois servant de support à un objet. Il tendit la main, la frôla, puis la décrocha.
« Ah ! fit Chamlis avec un son qui se rapprochait beaucoup du toussotement. J’espère que tu ne m’en voudras pas… Je veux dire, j’espère que tu ne trouveras pas cela…, irrévérencieux, ou de mauvais goût. Vois-tu, je m’étais dit que… »
Gurgeh sourit tristement en effleurant la surface sans vie de ce qui avait jadis été Mawhrin-Skel. Il se retourna vers ses deux amis, puis se dirigea vers le vieux drone.
« Non, pas du tout. Seulement, je n’en veux pas. Et toi ?
« Mais oui, merci. »
Gurgeh offrit son pesant petit trophée à Chamlis, qui en rougit de plaisir.
« Espèce de vieille horreur revancharde ! lança Yay avec un reniflement de mépris.
« Cet objet revêt une signification toute particulière pour moi », répliqua Chamlis d’un air guindé en serrant la plaque contre sa coque.
Gurgeh reposa son verre sur le plateau. Une bûche roula dans l’âtre, accompagnée d’une gerbe d’étincelles. Il s’accroupit et tisonna les rondins. Puis il bâilla.
Yay et le drone échangèrent un regard ; Yay toucha plusieurs fois Gurgeh du bout du pied et lui dit :
« Allez, Jernau, tu es fatigué. Chamlis doit rentrer chez lui voir si ses nouveaux poissons ne se sont pas entre-dévorés. Tu es d’accord pour que je reste ? »
Gurgeh posa sur son visage souriant un regard surpris, et hocha la tête en signe d’assentiment.
Une fois Chamlis parti, Yay posa la tête sur l’épaule de Gurgeh et lui dit qu’il lui avait beaucoup manqué, que cinq ans c’était bien long, qu’elle le trouvait encore beaucoup plus « câlinable » qu’avant, et que… s’il voulait… s’il n’était pas trop fatigué…
Elle se servit de sa bouche, et sur son corps en transformation il dessina de lents mouvements, redécouvrant des sensations qu’il avait presque oubliées ; il caressa sa peau d’or sombre et ses organes génitaux étranges, presque comiques tandis qu’ils perdaient progressivement leur relief pour retrouver leur concavité naturelle ; il la fit rire, rit avec elle et, pendant le long instant de l’orgasme, avec elle, et pendant qu’ils ne faisaient qu’un, toutes leurs cellules tactiles fusionnèrent, comme incendiées, en une impulsion unique.
Pourtant il ne put s’endormir, et quitta au milieu de la nuit le lit chamboulé. Il se dirigea vers les portes-fenêtres et les ouvrit. L’air glacé de la nuit entra à flots dans la pièce. Il frissonna, enfila ses pantals, sa veste et ses chaussures.
Yay remua et émit un léger son. Il referma les fenêtres et revint vers le lit s’accroupir à son chevet, dans le noir. Il rabattit les couvertures sur ses épaules et son dos découverts, et passa très doucement une main dans ses boucles. Elle ronfla une fois, bougea, puis son souffle redevint régulier.
Il retourna à la porte-fenêtre, sortit prestement et la referma derrière lui.
Il resta debout là, sur la terrasse tapissée de neige, à contempler les arbres noirs qui descendaient en rangs irréguliers vers le fjord sombre et miroitant. Les montagnes de l’autre rive luisaient faiblement ; au-dessus d’elles, dans la nuit piquante, des zones lumineuses floues se mouvaient dans les ténèbres, masquant les étoiles et les Plates-formes d’Autreface. Les nuages dérivaient lentement, et, au niveau d’Ikroh, il n’y avait pas un souffle de vent.
Gurgeh leva les yeux et aperçut entre les nuages les Nuages, dont l’éclat immémorial et dur palpitait dans l’air immobile et glacé. Il regarda sa respiration se condenser devant son visage, vapeur chargée d’humidité s’interposant entre lui et ces lointaines étoiles, et enfonça ses mains transies dans les poches de sa veste afin de les réchauffer. L’une d’entre elles effleura quelque chose de plus doux que la neige, et il la retira : un peu de poussière.
Il en détacha ses yeux, qu’il reporta de nouveau sur les étoiles, et ce spectacle fut tout à coup déformé, gauchi par quelque chose qu’il prit tout d’abord pour de la pluie, mais qui naissait en fait dans ses yeux.
Chapitre 25
… Non, ce n’est encore tout à fait fini.
Il reste moi. Je sais, c’est très vilain de ne pas vous avoir révélé mon identité, mais enfin vous l’avez peut-être devinée ; et puis qui suis-je, pour vous priver de la satisfaction de découvrir tout seuls le pot aux roses ? Oui, qui suis-je, au fait ?
Eh oui, pendant tout ce temps j’étais là. Enfin, presque tout le temps. Je regardais, j’écoutais, je pensais, je sentais et j’attendais, et je faisais ce qu’on me disait de faire (ou plutôt, ce qu’on me « demandait », pour respecter les convenances). J’étais là et bien là, en personne ou sous la forme d’un de mes représentants, mes petits espions.
Pour être tout à fait honnête, je ne sais pas s’il m’aurait plu ou non que ce bon vieux Gurgeh découvre la vérité ; je dois avouer que sur ce point je ne suis pas très décidé. En fin de compte, j’ai – on a – laissé cela au hasard.