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Ren dormait encore, à demi dissimulée sous le drap. Sa chevelure noire se répandait en ruisselant sur le haut du lit. Gurgeh s’assit au bureau dont il ne se servait qu’occasionnellement, près des portes-fenêtres donnant sur la terrasse, et contempla la nuit. La pluie avait cessé, les nuages s’étaient dissipés et disjoints ; les étoiles et les quatre Plates-formes (avec, en contrepoids, le flanc lointain de Chiark Orbitale, dont il voyait la face éclairée à trois millions de kilomètres de là) voilaient maintenant d’argent les nuées mouvantes, et faisaient étinceler les eaux sombres du fjord.

Il alluma le bloc-notes électronique, appuya plusieurs fois sur ses marges calibrées jusqu’à trouver les publications voulues, puis se mit à lire : articles sur la théorie des jeux écrits par d’autres joueurs reconnus, comptes rendus de certaines de leurs parties, analyses des jeux nouveaux et description des joueurs prometteurs.

Un peu plus tard, il ouvrit les portes-fenêtres et sortit sur la terrasse circulaire en frissonnant légèrement au moment où la fraîcheur de l’air nocturne entra en contact avec son corps nu. Il avait emporté son terminal de poche ; bravant le froid, il resta longtemps à parler aux arbres noirs et au fjord silencieux, dictant de nouveaux commentaires sur des jeux qui n’avaient rien de nouveau.

Lorsqu’il se décida à rentrer, il vit que Ren Myglan dormait toujours, mais que son souffle était rapide et irrégulier. Intrigué, il s’approcha, s’accroupit au chevet du lit et observa intensément son visage parcouru de convulsions. L’air traversait sa gorge puis son nez délicat en rendant un son rauque, et ses narines frémissaient.

Gurgeh, dont le visage affichait une curieuse expression à mi-chemin entre le ricanement et le sourire attristé, resta quelques minutes dans cette posture à se demander – envahi par une frustration vague, voire une espèce de regret – quel genre de cauchemar pouvait bien faire la jeune femme pour palpiter, haleter et gémir ainsi.

Chapitre 4

Les deux journées qui suivirent s’écoulèrent dans un calme relatif. Il en passa le plus clair à lire des essais d’autres joueurs et théoriciens, et acheva lui-même la rédaction d’un article commencé le soir où Ren Myglan était restée chez lui. La jeune femme était partie le lendemain matin au beau milieu du petit déjeuner, à la suite d’une dispute ; il aimait travailler à ce moment-là de la journée, alors qu’elle, elle avait envie de parler. Il s’était dit qu’elle avait mal dormi et que c’était là la raison de son irritation.

Il répondit aussi au courrier qu’il avait laissé s’accumuler. Dans l’ensemble, il s’agissait de requêtes : on lui demandait de se rendre sur d’autres mondes, de prendre part à quelque grand tournoi, d’écrire un article, de commenter un nouveau jeu, d’enseigner à divers niveaux dans divers établissements scolaires, de faire une croisière sur tel ou tel VSG, de prendre sous son aile tel ou tel enfant prodige… La liste n’en finissait pas.

Il donna à chacun une réponse négative, ce qui lui procura une sensation plutôt agréable.

Une Unité de Circonstances Générales prétendait avoir déniché un monde où existait un jeu fondé sur la configuration exacte de flocons de neige précis et qui, par conséquent, ne se jouait jamais sur le même tablier. Gurgeh en ignorait l’existence, et n’en trouva d’ailleurs pas mention dans le fichier – pourtant généralement à jour – que tenait Contact à l’intention des gens de son espèce. Il subodora la supercherie – les Unités de Circonstances Générales étaient bien connues pour leur espièglerie –, mais n’en conçut pas moins une réponse pleine de considération et centrée sur le jeu lui-même (bien que légèrement ironique), car la plaisanterie – si c’en était bien une – n’était pas pour lui déplaire.

Il observa une compétition de planeurs au-dessus des monts et falaises, de l’autre côté du fjord.

Il alluma l’holoécran et assista à un programme récréatif dont il avait entendu parler et qui mettait en scène une planète dont les habitants doués de conscience étaient des glaciers pensants ayant pour progéniture des icebergs. Il s’était attendu à trouver cela grotesque et méprisable, mais s’en amusa pourtant. Il esquissa les règles d’un jeu à base de glaciers où il s’agissait de deviner quels types de minéraux pourraient être extraits du roc, quelles montagnes pourraient être rasées, quelles rivières endiguées, quels paysages créés et quelles haies obstruées si – comme dans le divertissement – les glaciers étaient capables de liquéfier et reconstituer à volonté certaines portions d’eux-mêmes. Le jeu était distrayant, mais ne renfermait rien d’original ; il l’abandonna au bout d’une heure.

Il passa la plus grande partie du lendemain dans la piscine, au rez-de-chaussée d’Ikroh ; tout en faisant la planche, il ne cessa de dicter grâce à son terminal de poche, qui le suivait d’un bout à l’autre de la piscine en planant juste au-dessus de sa tête.

En fin d’après-midi, deux cavalières – une femme et sa fille encore enfant – sortirent de la forêt et firent halte à Ikroh. Manifestement, ni l’une ni l’autre n’avaient entendu parler de lui ; elles passaient tout simplement par là. Il les invita à prendre un verre, puis leur confectionna un déjeuner tardif ; elles attachèrent leurs hautes montures pantelantes dans l’ombre qui baignait un côté de la maison, où les drones vinrent leur donner de l’eau. Lorsqu’elles se remirent en route, il indiqua à la mère l’itinéraire comportant les plus beaux panoramas ; quant à la petite, il lui fit cadeau d’une pièce d’un jeu de Bataos richement décoré qu’elle avait admiré.

Il prit son dîner sur la terrasse ; devant lui, l’écran allumé du terminal affichait les pages d’un ancien traité barbare sur les jeux. L’ouvrage – vieux d’un millénaire à l’époque où la civilisation en question avait été Contactée, c’est-à-dire deux mille ans plus tôt – exposait des réflexions d’une profondeur bien évidemment limitée ; néanmoins, Gurgeh ne manquait jamais d’être fasciné par ce que les jeux révélaient d’une société, de son éthique, de sa philosophie, de son âme même. En outre, les sociétés barbares l’avaient toujours intrigué, même avant qu’il ne se préoccupe de leurs jeux.

C’était un ouvrage intéressant. Il se reposa les yeux en contemplant le coucher de soleil, puis s’y replongea dès que les ténèbres commencèrent à épaissir. Les drones domestiques lui apportèrent de quoi boire, une veste plus chaude et un repas léger, comme il le leur avait demandé. Il donna ordre à la maison de refuser tous les appels extérieurs.

Les lumières de la terrasse gagnèrent progressivement en intensité. La face de Chiark luisait d’un éclat laiteux au-dessus de sa tête, nappant toute chose d’un reflet argenté ; les étoiles scintillaient dans un ciel sans nuages. Gurgeh poursuivit sa lecture.

Le terminal émit un signal sonore. L’homme jeta un regard sévère à la lentille optique incrustée dans un coin de l’écran.

« Maison ! dit-il. Deviendrais-tu sourde ?

« Veuillez pardonner cette intrusion, fit un peu trop vite – mais sans faire mine de s’excuser – une voix que Gurgeh ne reconnut pas. Est-ce bien à Chiark-Gévantsa Jernau Morat Gurgeh dam Hasséase que je parle ? »

Gurgeh fixa d’un air incrédule l’œil de l’écran. Il n’avait pas entendu prononcer son nom complet depuis des années.

« En effet.

« Je m’appelle Loash Armasco-Iap Wu-Handrahen Xato Koum. »

Gurgeh leva un sourcil.