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En temps normal, il aurait attendu l’heure de son rendez-vous à Tronze, le soir même, et emprunté la voie souterraine ; mais ce matin-là il avait éprouvé le besoin de fuir Ikroh. Il avait donc enfilé des bottes, un pantalon de coupe conservatrice et une courte veste sans boutons, puis il avait pris le chemin des collines et escaladé la montagne avant de redescendre de l’autre côté.

Là, il s’était assis au bord de la vieille voie de chemin de fer et, tout en endocrinant un léger bourdonnement, il s’était amusé à projeter de petits morceaux de magnétite dans le champ magnétique de la voie pour les y voir rebondir aussitôt. Cela lui avait rappelé les îles flottantes de Yay.

Il repensa également à la mystérieuse visite du drone de Contact, la veille au soir, mais, sans qu’il sût pourquoi, le souvenir refusait de se préciser dans son esprit. Il avait plutôt l’impression d’avoir fait un rêve. Il avait pris soin de vérifier le relevé des communications et activités générales de la maison : pour cette dernière, la visite n’avait jamais eu lieu. Néanmoins, sa conversation avec Chiark y figurait bel et bien ; étaient mentionnées l’heure de la communication et l’intervention d’autres sous-sections de Central, ainsi que celle de Central Total lui-même, l’espace d’un court instant. Donc, tout cela s’était réellement passé.

Voyant le train arriver, il lui avait fait signe de s’arrêter ; comme il grimpait à bord, il avait été reconnu par un homme d’âge moyen appelé Dreltram, qui faisait également route vers Tronze. Le sieur Dreltram déclara qu’il serait mille fois plus honoré de perdre une partie contre le grand Jernau Gurgeh que de gagner dans n’importe quelle autre circonstance ; acceptait-il de jouer contre lui ? Malgré sa longue habitude de ce genre de flatteries – qui masquaient généralement une ambition irréaliste mais féroce –, Gurgeh avait proposé une partie de Possession. Les règles avaient suffisamment de points communs avec la Frappe pour constituer une bonne mise en condition.

Ils avaient trouvé un tablier de jeu dans l’un des bars et l’avaient emporté sur la terrasse installée sur le toit du train ; puis ils avaient pris place derrière un paravent afin d’éviter que les cartes ne s’envolent. Ils auraient certainement le temps de finir la partie ; il leur faudrait presque toute la journée pour rallier Tronze, alors qu’en voiture souterraine le voyage n’aurait guère pris plus de dix minutes.

Le train parvint au bout du pont et s’engagea dans un ravin profond et étroit où son sillage de vent se répercuta sur les parois de roche nue en produisant un son étrange. Gurgeh baissa les yeux sur le tablier. Il jouait naturellement, sans l’aide d’aucune substance endocrine ; son adversaire, lui, employait un assortiment qu’il lui avait lui-même suggéré. Il avait en outre accordé à Dreltram une avance de sept pièces, ce qui était le maximum autorisé. L’homme n’était d’ailleurs pas mauvais joueur et, en début de partie, il avait bien failli déborder Gurgeh au moment où son avantage en pièces atteignait son maximum d’efficacité ; mais ce dernier s’était bien défendu, et l’homme n’avait probablement plus aucune chance ; toutefois restait la possibilité qu’il ait placé quelques mines dans des endroits gênants.

À l’idée de tomber sur ce genre de surprise déplaisante, Gurgeh se rendit brusquement compte qu’il n’avait pas cherché à savoir où se trouvait son propre pion secret. Là encore, c’était un moyen de contrebalancer officieusement la disproportion qui régnait entre les deux hommes. La Possession se jouait sur un tablier à quarante cases ; on distribuait à chacun des deux joueurs un certain nombre de pions répartis en un groupe principal et deux groupes secondaires. On pouvait cacher jusqu’à trois pièces sur des intersections différentes initialement libres. On inscrivait – de manière définitive – leur emplacement dans trois cartes circulaires, de minces plaquettes de céramique que l’on retournait seulement quand le joueur souhaitait faire entrer en jeu les pièces en question. Dreltram avait déjà révélé ses trois pièces secrètes, dont l’une s’était révélée occuper l’intersection où, grand seigneur, Gurgeh avait déposé ses neuf mines ; ce n’était vraiment pas de chance.

Gurgeh fit pivoter les cadrans de sa plaquette à pièces secrètes et la retourna sur la table sans la regarder ; cette pièce-là, il ne savait pas plus que Dreltram où elle se trouvait. Peut-être s’avérerait-elle occuper un emplacement interdit, auquel cas la partie serait perdue pour lui, ou bien (mais c’était moins probable) tiendrait-elle une position stratégique précieuse, très avancée dans le territoire de son adversaire. Gurgeh aimait s’y prendre ainsi, lorsqu’il n’y avait pas d’enjeux précis ; en plus de conférer à son adversaire un avantage supplémentaire sans doute bienvenu, cette tactique rendait la partie beaucoup plus intéressante et beaucoup moins prévisible, et ajoutait un peu de piquant à son déroulement.

Il songea qu’il devait chercher à localiser ce pion ; le moment approchait, au quatre-vingtième coup, où il faudrait le dévoiler de toute façon.

Il chercha des yeux sa plaquette de céramique sur la table jonchée de cartes et d’autres plaquettes. Dreltram n’était pas un joueur très ordonné ; ses cartes, ses plaquettes et ses pions inutilisés étaient éparpillés un peu partout, y compris sur la moitié de table en principe réservée à Gurgeh. Une rafale de vent survenue une heure plus tôt comme ils entraient sous un tunnel avait failli souffler quelques-unes des cartes les plus légères, qu’ils avaient alors immobilisées à l’aide de gobelets et de presse-papiers de verre plombé. Il fallait encore ajouter à cela l’habitude (pour le moins curieuse, voire affectée) qu’avait Dreltram de noter tous les coups à la main sur un vrai bloc-notes – il prétendait qu’une mémoire de tablier intégrée était un jour tombée en panne au beau milieu du jeu, le privant ainsi du descriptif d’une des plus belles parties de sa vie. Fredonnant, Gurgeh entreprit de soulever çà et là les objets qui encombraient la table, en quête de sa plaquette.

Il entendit juste derrière lui quelqu’un prendre une brusque inspiration, puis émettre un toussotement embarrassé. Il se retourna et découvrit Dreltram qui, revenant des toilettes, avait l’air étrangement mal à l’aise. Gurgeh le regarda en fronçant les sourcils ; les pupilles dilatées par le mélange de drogues qu’il était en train d’endocriner, l’homme était suivi par un plateau de boissons flottant. Il se rassit et fixa les mains de Gurgeh.

Alors seulement Gurgeh vit, tandis que le plateau transférait ses verres sur la table, que les cartes qu’il tenait en main après les avoir soulevées pour chercher sa plaquette étaient les dernières cartes-mines de Dreltram. Il les regarda – elles étaient toujours face contre table : Il n’avait donc pas pu voir où se trouvaient les mines – et comprit ce que pensait son adversaire.

Il reposa les cartes où il les avait trouvées.

« Je suis sincèrement navré, fit-il en riant. Je cherchais ma pièce secrète. »

Il la repéra au moment même où il achevait sa phrase. La plaquette circulaire reposait bien en évidence devant lui.

« Ah ! reprit-il en sentant le rouge lui monter aux joues. La voilà. Hmm… Juste sous mon nez ! Je pouvais toujours la chercher. »

Il se remit à rire, et éprouva simultanément une sensation étrange et poignante qui circula dans tout son corps et parut lui tordre les entrailles, une sensation à mi-chemin entre la terreur et l’extase. Il n’avait jamais rien ressenti de tel. Ce qui s’en rapprochait le plus, se dit-il (dans un brusque éclair de lucidité), c’était ce qu’il avait éprouvé lorsqu’il était encore jeune garçon, le jour de son premier orgasme, avec une fille un peu plus âgée que lui. Sensation brute, entièrement constituée d’instincts primaires, évoquant un unique instrument de musique égrenant un thème simple (par opposition à ces symphonies boursouflées par les drogues endocriniennes que deviendrait plus tard le sexe), cette première fois n’en était pas moins demeurée parmi ses expériences les plus mémorables, non seulement à cause de sa nouveauté, mais aussi parce qu’elle semblait lui ouvrir un monde fascinant et entièrement nouveau, une famille de sensations et un mode d’être complètement différents. La même chose s’était produite lorsqu’il avait participé, enfant, à sa première compétition en tant que représentant de Chiark opposé à une autre équipe junior de l’Orbitale, et aussi plus tard, quand ses toxiglandes étaient arrivées à maturité, quelques années après la puberté.