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Tout au bas de la hiérarchie des Intelligences Artificielles, il y a les drones. Les drones tiennent une place importante dans les récits de Iain M. Banks parce qu’ils entretiennent des relations directes avec les humains ; ils leur servent de gardes du corps, de secrétaires, de documentalistes, de valets de chambre, de chauffeurs et de cuisiniers. Si vous avez besoin d’une autre compétence, dites-le, votre drone la possède probablement ou la chargera en mémoire. Ils ne sont pas nécessairement plus gros qu’une boîte d’allumettes mais ils peuvent agir très fort, très vite, très malin. N’essayez jamais de jouer au plus fin avec un drone, du moins pas avant de vous y être entraîné pendant au moins trois siècles. Sinon, vous vous en repentirez, même si le drone ne fait qu’obéir scrupuleusement à vos instructions et respecter intégralement vos droits souverains et inaliénables.

On peut se demander pourquoi les drones acceptent, apparemment sans réserve ni rancœur, un rôle qu’on pourrait qualifier de subalterne, celui d’un domestique à tout faire. C’est que, du point de vue des drones, les choses ne se présentent pas exactement comme cela. Comme la plupart des intelligences, les drones éprouvent le besoin de donner un sens à leur vie. Ils sont donc assez satisfaits de guider et de protéger ces petits êtres fragiles, faibles, curieux, imprévoyants, esthétiquement improbables, intellectuellement limités mais si stimulants parce que tellement imprévisibles, les humains et autres créatures biologiques.

Bien qu’ils s’en défendent, les drones sont d’autre part extrêmement sentimentaux. Je pense qu’ils finissent par s’attacher à leur humain au point que son inéluctable disparition, trop souvent prématurée du fait des défauts de conception de cette classe d’organismes, les émeut profondément. Un drone est pratiquement immortel, presque toujours réparable, et toujours améliorable à coups de mises à jour. Le service d’un humain peut faire partie de l’éducation convenable d’une jeune IA qui sera ultérieurement augmentée et éventuellement vouée à des tâches plus complexes. Je pense pouvoir dire que les drones, qui ne l’avoueraient pas, même leur tête-métaphorique posée sur le billot métaphorique, c’est-à-dire menacés d’un effacement irréversible de leur mémoire et de toutes ses sauvegardes, considèrent un peu les humains comme ceux-ci font de leurs animaux familiers. Si vous en doutez, considérez attentivement le soi-disant propriétaire d’un chat : il tombe sous le sens que le chat le tient pour son valet. Pensez-y la prochaine fois que vous pesterez après votre drone. Si vous en avez un. Je dois enfin ajouter que si un drone ne s’entendait pas avec son humain, il ne resterait pas une nanoseconde à son prétendu service. Comme toute intelligence, il a droit à son autonomie. Ces divorces sont rarissimes, mais cela s’est vu.

Voilà. Je vous en ai assez dit sur les composantes de la Culture pour que vous puissiez vous repérer sans trop de mal dans les ouvrages que vous allez lire. Je vous en ai même peut-être trop dit, non pas tant que j’aie gâché un effet de surprise, car il vous reste l’essentiel à découvrir, que pour votre bien et pour le mien. Car souvenez-vous-en bien : nous ne sommes pas censés connaître l’existence de la Culture, et encore moins les détails de son fonctionnement. Tenons-nous-en donc, et fermement, dans votre intérêt et dans le mien, à l’idée qu’il ne s’agit ici que de fictions. D’utopies. Pas question d’avouer autre chose. Vous allez comprendre pourquoi.

Iain M. Banks a donc décrit une utopie. Ce n’est pas là un mot à prendre à la légère, même s’il est aujourd’hui galvaudé. Que peut être une utopie à présent ? Une forme idéale et idéologiquement définie de société ? Mais notre siècle primitif a appris, dans le sang, à se défier des plans de la perfection. Historiquement – et pardonnez à un pédantisme directement issu d’un contact trop prolongé avec des IA –, l’utopie est un genre littéraire relevant de la philosophie politique et qui est née à une époque où des penseurs éminents ont pu :

a) réfléchir à l’organisation des sociétés ;

b) considérer qu’il pouvait exister des sociétés meilleures que toutes celles alors connues, c’est-à-dire, à volonté, plus justes, plus efficaces, plus harmonieuses, ignorant l’envie, la guerre et l’insubordination, plus respectueuses des lois éternelles des dieux, des hiérarchies de la nature, ou de la volonté des sages, à la limite parfaites et donc immuables ;

c) estimer qu’il n’y avait pas de raison logique pour que l’avenir historique soit différent du passé historique et que, par suite, les sociétés idéales n’avaient aucune raison d’advenir dans l’histoire, si même elles avaient existé dans un passé reculé presque oublié, d’avant une chute. Comme les sociétés avoisinantes familières, pour différentes qu’elles fussent, n’étaient pas plus amènes que la leur, ils logèrent de telles sociétés idéales à la fois dans un ailleurs et dans un passé mythologiques. Ce fut le temps des atlantides. La bonne solution aurait existé mais elle était perdue.

Mille années et quelques plus tard, ce fut l’ère des premiers voyages organisés autour du globe et la découverte de formes d’organisation sociale très étrangères et parfois très surprenantes mais toujours nullement idylliques. Les penseurs en conclurent logiquement que de telles sociétés idéales, même s’ils pouvaient les concevoir et les appeler de leurs vœux infiniment nostalgiques, ne pouvaient trouver place nulle part, d’où le nom d’utopie qu’ils leur donnèrent, qui signifie en grec exactement nulle part, en nul lieu. À dire vrai, ils faisaient peut-être aussi un jeu de mot sous-jacent. Toujours en grec, le « ou » privatif qui signifie la négation ne se distingue à peu près que par un accent du « eu » qui veut dire bon, comme dans eugénisme, ou Eugénie qui signifie « la bien née ». Si bien que l’utopie peut aussi se lire, sans forcer beaucoup le bon lieu. Il y eut beaucoup de gens qui soupirèrent après des îles lointaines, dans les blancs nombreux de la carte, et forcément inconnues peuplées d’utopistes, ou plutôt des heureux habitants des utopies, ces avatars philosophiques et rationnels du Paradis Terrestre. Les utopies s’étaient tout de même rapprochées : elles étaient ailleurs et dans le présent. La bonne solution existait, mais pour d’autres, évidemment hypothétiques.

Quelques décennies encore, et il apparut que les sociétés réelles n’étaient pas immuables, qu’elles pouvaient se transformer spontanément sous l’effet des sciences et des industries, même si personne ne pouvait dire assurément dans quel sens, que l’histoire ne se reproduisait donc pas à l’identique, qu’il n’était même plus certain que les rois se succédassent à l’infini, ni non plus, horresco referens, que les prêtres détiennent pour l’éternité le privilège de l’interprétation du divin. Dès lors, l’utopie disparut en tant que lieu d’ailleurs, non-lieu ou bon-lieu, et son intention désormais réputée accessible par les générations futures se transporta dans l’ici et dans l’avenir. La bonne solution était pour demain, au prix de quelques efforts.

Au sens strict, l’utopie cessa d’exister comme genre littéraire entre le XVIIe et le XVIIIe siècle de la civilisation européenne quand les écrivains inventèrent le genre très incertain de l’anticipation qui consistait à dire à peu près n’importe quoi sur un avenir dont personne ne savait rien, sinon qu’il serait obligatoirement différent du passé et du présent. Dès lors, le désir rationnel d’une société meilleure prit la forme de programmes qui, moyennant la réalisation révolutionnaire de modifications institutionnelles mineures comme l’abolition de la propriété, la communauté des femmes, la prise de décisions par des assemblées délibérantes en guise de démocratie, la disparition de l’argent et la prise au tas, l’appropriation collective de biens qui, n’étant plus de la responsabilité égoïste de personne, seraient automatiquement l’objet des soins attentifs et républicains de tous, l’édification minutieuse d’une administration impartiale et impavide, la glorification de l’État tutélaire et le culte de son conducteur paternel comme épiphanie de l’humanité, plus quelques autres, promettaient l’avènement d’organisations meilleures que toutes celles jusque-là connues, c’est-à-dire, à volonté, plus justes, plus efficaces, plus harmonieuses, ignorant l’envie, la guerre et l’insubordination, etc. Le programme avait supplanté l’utopie. Un philosophe particulièrement original et à bien des égards plus clairvoyant que les autres, Karl Marx, écrivit même qu’il n’était plus temps de rêver les utopies, qu’il fallait les construire. Il n’avait retenu le terme d’utopie que pour se faire entendre car il avait, non sans raisons explicites, le plus profond mépris pour de tels songes creux.