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Aussi bizarre que cela puisse paraître en notre époque d’infinie lucidité et de communication généralisée, la misère était alors si grande que beaucoup le prirent au pied de la lettre et entreprirent de tels programmes, plus ou moins lointainement inspirés de ses réflexions sur le médiocre état du monde. Le résultat ne se fit pas attendre et coûta quelques dizaines de millions de morts, au bas mot, ce qui lui aurait fait horreur. C’est que, dans leur volonté d’inscrire vite leur désir de progrès dans l’histoire, nos concepteurs de programmes sociétaux avaient estimé superflu de tenir compte des données de l’observation et de l’expérience, ou en gros de toute méthode scientifique, un peu comme un architecte qui penserait devoir mettre les fondations au grenier parce que cela évite de creuser. Dans leur enthousiasme révolutionnaire, ils auraient aboli la loi de la pesanteur. L’Homme Futur, bénéficiaire supposé de tant de merveilles, devait commencer par se laisser énergiquement remodeler de façon à les trouver merveilleuses. Il s’ensuivit, après les désordres qu’on a sommairement évoqués, une méfiance généralisée à l’endroit de tout programme, de toute idéologie, et même, du moins put-on le craindre un assez long temps, de toute pensée sociale un peu consistante. Les programmes globaux, explicatifs, prédictifs et normatifs, avaient rejoint les atlantides et les utopies dans les poubelles de l’histoire.

Mais comme les sociétés continuaient de changer, et même sur un rythme accéléré, et comme le désir de progrès n’avait heureusement pas disparu à la différence de la confiance dans la réalisation automatique d’un progrès objectif, vint le temps des projets. Ceux-ci sont plus limités, plus humbles et plus respectueux des connaissances pratiques, que les utopies métaphysiques et que les programmes messianiques. Ils eurent d’autant plus de mal à s’imposer qu’échaudés par la calamiteuse expérience des programmes, les meilleurs esprits continuaient à les qualifier d’utopies, les portant ainsi aux nues mais indiquant clairement par là, peut-être inconsciemment, qu’ils ne souhaitaient pas du tout qu’ils se réalisassent. Un cri répandu sur la fin du XXe siècle était : nous avons besoin d’utopies pour le prochain millénaire. Et par-devers soi chacun de murmurer : à condition qu’elles restent des utopies, de beaux rêves, qu’elles n’adviennent en aucun lieu, Dieu merci. L’invocation sacramentelle de l’utopie était au changement dans les sphères intellectuelles l’équivalent de la formule plus prolétaire : on peut toujours rêver, ça ne mange pas de pain.

Bien entendu, la Culture, ou plutôt les myriades de sociétés qui ont coalescé pour devenir la Culture, sont passées par toutes ces phases, mais en des temps si anciens qu’elles n’en ont pas conservé un souvenir plus clair que nous de nos mythologies. La Culture est un ensemble de projets dont certains ont abouti, d’autres ont été abandonnés et oubliés, et d’autres encore sont en cours. La Culture ne correspond ni à la réalisation d’une utopie, ni au déroulement d’un programme. Elle est en un sens incroyablement conservatrice dans son désir collectif de maintenir intacte sa capacité à entretenir des projets. En cela, la Culture ressemble à la vie elle-même, coriace, conservatrice des formes qui ont réussi, et experte dans la réutilisation des restes, toujours en train de s’épandre et de changer mais comme à regret, dévorant ce qui l’entoure, capable d’une violence prodigieuse mais en quelque sorte négligente devant tout ce qui entreprendrait de la contraindre ou de la conformer, pleine de compassion, de liens affectifs, et parfois de complaisance à son propre endroit ou plutôt, à ce que prétendent certains analystes que je ne suivrai pas aisément, la Culture est la forme que la vie a prise à l’échelle galactique. Enfin, localement.

Si l’on voulait ramener à une seule expression, forcément abusive, la multitude de projets que poursuit la Culture depuis qu’elle a commencé à prendre conscience d’elle-même, on pourrait dire que la Culture vise à être une assez bonne société. Non pas une bonne société comme en dessinaient les utopistes et les concepteurs de programmes, calée une fois pour toute et que rien plus jamais ne change, mais une assez bonne société, en mettant décidément l’accent sur l’adverbe assez. C’est incidemment un des objets de réflexion que s’est donné le Cercle de Jussieu, à côté de la critique érudite des pseudo-sciences, mais on comprendra aisément que je ne puisse en dire davantage ici.

Je vous suggère en passant de réfléchir à cette question : qu’est-ce que c’est, pour vous, qu’une assez bonne société ? Quels objectifs minimaux doit-elle se donner en matière de satisfaction des besoins et des désirs, à quelles fins peut-elle tendre, de quels moyens doit-elle disposer, quelles règles concrètes et provisoires doit-elle adopter pour y parvenir ? Il est bien clair qu’une assez bonne société suffisamment riche pour se payer bien des fantaisies coûteuses ne laisse pas quelqu’un mourir de faim ou de froid, ni dormir dans le caniveau, ni se dégrader faute de soins minimaux, ni n’abandonne divaguer dans ses rues des malades mentaux en proie à leurs démons, qu’elle assure à tous ses enfants l’instruction de base qui leur permettra de la reproduire, qu’elle s’arrange pour prévenir les meurtres, les viols et autres agressions, qu’elle choie ses créateurs, artistes et chercheurs, comme étant ses meilleurs investissements, et que tout cela, même mis bout à bout, ne lui revient pas très cher puisqu’il ne peut s’agir que de situations exceptionnelles, hormis l’éducation des enfants, et ne représente qu’une assez petite partie de sa richesse en expansion constante au moins les bonnes années. Vous me direz, pourquoi une société quelconque se soucierait-elle de tout cela, hors d’hypothétiques impératifs moraux ? Peut-être tout simplement parce que la majorité de ses membres, en bonne santé, bien vêtus et bien nourris, ne toléreraient pas, par pure sentimentalité ou préoccupation esthétique, que de telles atrocités s’étalent quotidiennement sous leurs yeux.

Tout cela ne représente évidemment que le stade préliminaire, en quelque sorte le socle que nous avons évidemment déjà atteint, d’une assez bonne société. Le reste, c’est-à-dire l’essentiel, la satisfaction illimitée des égoïsmes, la distraction toujours renouvelée, l’insatiabilité des curiosités, l’infinité des projets réellement créatifs, appartient à notre avenir, au modèle, si j’ose risquer un terme aussi normatif, que nous propose la Culture.