Y a-t-il quelque chose de plus subversif qu’une assez bonne société ?
Certes, on ne trouvera dans l’œuvre de Iain M. Banks qu’une vision très partielle d’une entreprise, ou plutôt d’un processus dynamique, aussi grandiose.
On admettra que notre auteur, malgré ses hautes accointances, n’ait pas pu échapper à un certain provincialisme, à la tradition historique de son temps et de ses origines. Dans l’essai déjà cité, il manifeste un goût curieux pour une gestion planifiée, ordonnée, de la société, qu’il croit plus efficiente, sur le modèle de la juste répartition de la tarte à la table familiale. Mais un peu plus loin, il concède à la Culture qu’elle échappe globalement à toute centralisation en raison de sa dispersion même. Socialiste à l’intérieur de ses petites nations, anarchiste au-dehors. Et plus curieusement encore, il propose, sans même paraître s’en apercevoir, une solution typiquement libérale à un problème aigu d’une société où chacun peut changer de sexe à sa guise : une telle société, dit-il, ne peut que tendre à l’égalité absolue des sexes car s’il en était autrement, le sexe défavorisé tendrait à disparaître et s’en trouverait du coup revalorisé par sa rareté, et donc en situation de rétablir l’équilibre des droits. Si ce n’est pas là une loi du marché, que le grand drone me croque.
De même l’œcuménisme militant de la Culture, sa brutalité de bonne foi, son éparpillement en îles, la bonne éducation et la courtoisie teintées d’ironie de ses ressortissants, la sincérité de leur cynisme, leur bon droit accoté à une mauvaise conscience, la touche de désespoir brumeux qui les submerge soudain, aussi vite réprimée, leur goût du confort et de la mesure, un certain sens des convenances qui n’exclut pas l’excentricité, un puritanisme de façade qui vire aisément au sentiment mais dont le puritain profond ne s’embarrasse pas, tous ces traits évoquent fortement les sujets de Sa Gracieuse Majesté. En un sens la Culture, telle que la perçoit et la retranscrit Iain M. Banks, est une version agrandie de ce qu’aurait pu devenir l’Empire britannique ou le Commonwealth, s’il avait été réellement ce qu’il prétendait qu’il aurait dû être.
Personne, autant que je sache, n’a reproché à Tacite d’être romain et de juger les Romains en Romain.
Sachons gré à Iain M. Banks de nous avoir ramené de la Culture un portrait aussi fidèle, même teinté par ses lunettes, que Marco Polo de la Chine. Il a renouvelé, pratiquement d’un coup, trois grands germes littéraires, l’utopie comme on a dit, le thème de la société galactique, et enfin le space opéra. Cet Écossais francophile peut bien nous le chanter sur l’air du Rule Britannia.
Gérard KLEIN
Première partie
UNE PLATE-FORME EN CULTURE
Chapitre 1
Voici l’histoire d’un homme qui partit très loin et très longtemps dans le seul but de jouer à un jeu. Cet homme est un joueur-de-jeux nommé « Gurgeh ». Son histoire débute par une bataille qui n’en est pas une et s’achève sur un jeu qui n’en est pas un.
Moi ? Je vous parlerai de moi plus tard.
Ainsi commence l’histoire.
À chaque pas s’envolait la poussière. Il marchait en boitant dans le désert, derrière la silhouette en combinaison. Entre ses mains, l’arme restait muette. Ils seraient bientôt arrivés ; le grondement lointain des vagues retentissait dans le champ sonore de son casque. Ils approchaient d’une haute dune, d’où ils pourraient sans doute apercevoir la côte. En fin de compte, il avait survécu ; jamais il ne l’aurait cru.
À l’extérieur régnait une atmosphère chaude et sèche, éblouissante ; mais sa combinaison fraîche et douillette le mettait à l’abri du soleil et de l’air brûlant. La visière était noircie sur un côté, au point d’impact du projectile ; la jambe droite, également endommagée, fléchissait anormalement, l’obligeant à claudiquer. Mais, dans l’ensemble, il s’en était bien sorti. La dernière attaque avait eu lieu un kilomètre en arrière, et ils étaient à présent pratiquement hors de portée.
La batterie de missiles surgit de la crête voisine en décrivant un arc étincelant. À cause de sa visière abîmée, il ne les distingua pas tout de suite. Puis il crut qu’ils faisaient feu, mais ce n’était que le soleil jouant sur leurs corps fuselés. Ils plongeaient et viraient tous ensemble, tel un vol d’oiseaux.
La première salve fut annoncée par une série de lueurs rouges pulsatiles. Il leva son arme pour riposter ; les autres silhouettes en combinaison avaient déjà commencé à tirer. Quelques-unes se jetèrent sur le sol poussiéreux du désert, d’autres posèrent simplement un genou en terre. Il resta seul debout.
Les missiles changèrent une nouvelle fois de cap avec un bel ensemble avant de se déployer en éventail. Les projectiles s’abattaient tout autour de ses pieds, soulevant des bouffées de poussière. Il tenta de viser l’un des petits engins, mais ils se déplaçaient à une vitesse surprenante et son arme lui paraissait trop grande dans ses mains maladroites. Sa combinaison carillonnait, couvrant le son lointain des coups de feu ainsi que les cris de ses compagnons ; à l’intérieur du casque, les voyants s’éteignaient les uns après les autres, révélant l’étendue des dégâts qu’il avait subis. Il y eut une secousse et, tout à coup, sa jambe droite s’engourdit.
« Réveille-toi, Gurgeh ! » fit en riant Yay à ses côtés.
Elle pivota sur un genou : flairant le point faible du groupe, deux des missiles de petite taille venaient de virer abruptement dans leur direction. Gurgeh les vit venir, mais l’arme résonnait follement dans ses mains et semblait toujours viser l’endroit où les missiles n’étaient déjà plus. Les deux engins foncèrent vers l’espace qui le séparait de Yay. L’un d’eux émit un unique éclair et se désintégra ; Yay poussa un cri d’allégresse. L’autre vint s’insérer entre eux, et elle s’efforça de le repousser à coups de pied. Gauchement, Gurgeh se retourna et fit feu ; par la même occasion, il arrosa involontairement la combinaison de Yay. Il entendit celle-ci crier, puis jurer. Chancelante, elle réussit tout de même à pointer son arme : des geysers de poussière explosèrent tout autour du second missile, qui se retourna face à eux ; les pulsations rouges illuminèrent la combinaison de Gurgeh et obscurcirent sa visière. Son corps se fit insensible à partir du cou ; il s’effondra. Tout devint noir et parfaitement silencieux.
« Tu es mort », lui dit une petite voix nette et précise.
Il gisait sur le sol désormais invisible du désert. De lointains sons étouffés lui parvenaient, ainsi que des vibrations émanant de la terre. Il percevait aussi les battements de son cœur et les vagues successives de sa respiration. Il essaya de maîtriser les uns et de ralentir les autres, mais il était paralysé, prisonnier, impuissant.
Le nez lui démangeait. Impossible de se gratter. Qu’est-ce que je fais là ? se demanda-t-il.
Puis les perceptions revinrent. Il entendit des gens parler et, par la visière de son casque, aperçut la poussière plane du désert, à un centimètre de son nez. Avant qu’il n’ait pu faire un geste, quelqu’un le redressa en le tirant par le bras.