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Il défit son casque. Yay Méristinoux, les mains sur les hanches et tête nue comme lui, le regardait en branlant du chef. Son arme se balançait à son poignet.

« Tu as été très mauvais », lui dit-elle.

Mais il y avait de la gentillesse dans sa voix. Elle avait un visage d’enfant ravissant, mais sa voix grave et mesurée était espiègle et pleine de sous-entendus ; une voix sensuelle.

Assis çà et là sur les rochers ou dans la poussière, les autres bavardaient. Quelques-uns repartaient déjà pour le Pavillon. Yay ramassa l’arme de Gurgeh et la lui tendit. Il se gratta le nez, puis secoua la tête en signe de refus.

« Yay, fit-il. Ces choses-là sont pour les enfants. »

Elle ne répondit pas tout de suite. Au lieu de cela, elle passa son arme en bandoulière et haussa les épaules. Ce geste fit étinceler les deux canons ; Gurgeh revit le déploiement de missiles fonçant sur lui et, l’espace d’une seconde, il fut pris de vertige.

« Et alors ? Au moins on ne s’ennuie pas. Tu disais t’ennuyer ; j’ai cru qu’une bonne fusillade te distrairait. »

Il s’épousseta et partit en direction du Pavillon, Yay à ses côtés. Ils croisèrent en chemin des drones de récupération qui collectaient les pièces des machines détruites.

« Tout cela est infantile, Yay. Pourquoi perds-tu ton temps à ces bêtises ? »

Ils firent halte au sommet de la dune. À une centaine de mètres se profilait le bâtiment ramassé du Pavillon ; derrière lui, le sable doré et les vagues blanches d’écume. Le soleil était haut dans le ciel, et la mer resplendissante.

« Ce que tu peux être pompeux ! » rétorqua-t-elle.

Le vent ébouriffait sa courte chevelure brune et écrêtait les vagues déferlantes, renvoyant vers le large des volutes d’embruns. Elle se pencha sur les débris d’un missile fracassé à demi enfouis dans le sable, les ramassa, souffla sur leur surface luisante pour en chasser les grains de sable et retourna les composants dans ses mains.

« Moi, ça m’amuse, reprit-elle. Tes jeux préférés me plaisent aussi, mais… j’aime ce genre-là. (La perplexité se peignit sur ses traits.) Ça aussi, c’est un jeu. Tu n’y trouves donc aucun plaisir ?

« Non. Et tu verras qu’au bout d’un moment cela ne t’amusera plus non plus. »

Elle eut un léger haussement d’épaules.

« On verra bien à ce moment-là. »

Elle lui tendit les fragments d’engin désintégré, tandis qu’il les examinait, un groupe de jeunes gens se dirigeant vers les champs de tir arrivèrent à leur hauteur.

« Monsieur Gurgeh ? »

Un jeune homme s’arrêta et contempla Gurgeh d’un air stupéfait. L’espace d’un instant, le visage de ce dernier refléta une certaine irritation, bien vite remplacée par l’expression de bienveillance amusée que Yay lui avait déjà vue en de pareilles circonstances.

« Jernau Morat Gurgeh ? insista le jeune homme, qui avait du mal à y croire.

« Coupable. (Gurgeh eut un sourire plein de grâce et Yay le vit se raidir, puis se redresser imperceptiblement. Le visage du jeune homme s’éclaira. Il s’inclina brièvement. Gurgeh et Yay échangèrent un regard.) C’est un honneur pour moi, monsieur, reprit-il avec un grand sourire. Mon nom est Shuro… Je suis… (Il rit) Je suis tous vos jeux ; j’ai en archives tous vos écrits théoriques. »

Gurgeh hocha la tête.

« J’admire votre constance.

« Je vous en prie. Je serais très honoré si vous me choisissiez pour adversaire avant de repartir… quel que soit le jeu. C’est probablement au Déploiement que je suis le meilleur ; avec un handicap de trois points, mais…

« Mon handicap à moi, malheureusement, est le manque de temps, répliqua Gurgeh. Mais si l’occasion se présente, croyez que je serai heureux de jouer contre vous. (Il adressa un imperceptible hochement de tête au jeune homme.) Ravi d’avoir fait votre connaissance. »

L’autre rougit et, souriant, fit un pas en arrière.

« Tout le plaisir est pour moi, monsieur. Alors, au revoir… Au revoir. »

Il eut un sourire embarrassé, puis tourna les talons et alla rejoindre ses compagnons.

Yay le regarda partir.

« Tu adores ça, hein, Gurgeh ? sourit-elle.

« Bien au contraire, répondit-il avec brusquerie. Cela m’agace. »

Yay détaillait de la tête aux pieds le jeune homme qui s’éloignait d’un pas traînant dans le sable. Elle poussa un soupir.

« Mais toi ? (Gurgeh contemplait avec dégoût les morceaux de missile qu’il tenait dans ses mains.) Tu aimes ça, toi, toute cette… destruction ?

« Mais il ne s’agit pas de destruction, expliqua patiemment Yay. Les missiles ne sont pas détruits par l’explosion, seulement démantelés. Il ne me faudrait pas plus d’une demi-heure pour en reconstituer un.

« Alors le jeu est truqué.

« Qu’est-ce qui ne l’est pas ?

« Le triomphe de l’intellect. La démonstration du talent. La sensibilité humaine. »

Yay fit une moue ironique.

« Je vois que nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant de nous comprendre, Gurgeh.

« Alors laisse-moi t’aider.

« Tu me proposes d’être ta protégée ?

« Oui. »

Yay contempla un instant les rouleaux qui s’écrasaient sur la plage d’or, puis reporta son regard sur Gurgeh. Sous la caresse du vent, dans le martèlement régulier des brisants, elle tendit lentement le bras en arrière, puis rabattit son casque qui se mit en place avec un déclic. Gurgeh n’eut plus sous les yeux que son propre reflet dans la visière. Il passa la main dans ses boucles noires.

Yay releva sa visière.

« À bientôt, Gurgeh. Chamlis et moi sommes attendus chez toi après-demain, c’est bien ça ?

« Si tu veux, oui.

« Bien sûr que je le veux. »

Elle lui lança un clin d’œil et se mit à dévaler le flanc de la dune. Il la regarda s’éloigner, et la vit remettre son propre fusil à un drone de récupération qui venait à sa rencontre, avec sa cargaison de débris métalliques luisants.

Gurgeh resta quelques instants immobile, tenant toujours ses fragments d’engin désintégré. Puis il les laissa retomber dans le sable stérile.

Chapitre 2

Il humait l’odeur de la terre et des arbres autour du lac peu profond qui s’étendait sous la terrasse. C’était une nuit nuageuse et sombre ; seul un discret rougeoiement, juste au-dessus de sa tête, marquait l’endroit où la lointaine face éclairée des brillantes Plates-formes de l’Orbitale illuminait les nuages. Les vagues clapotaient dans le noir, giflant bruyamment la coque d’invisibles bateaux. Aux deux extrémités du lac clignotaient de petites lumières, là où s’étalaient les bâtiments bas de l’université. La fête formait comme une présence dans son dos, une espèce d’entité impalpable surgissant des locaux de la faculté comme le son et l’odeur du tonnerre ; musique, rires, exhalaisons de parfums, fumets et senteurs non identifiables.

Une bouffée deBleu Vif vint l’envelopper et monta à l’assaut de ses narines. Les portes ouvertes alignées derrière lui déversaient des fragrances qui, charriées par la tiédeur de l’air nocturne, apportaient avec elles une marée de sons humains et finissaient par former des filets d’air distincts, fibres échappées de la corde, chacune dotée de sa propre couleur, sa propre présence. Ces fibres lui faisaient alors l’effet de mottes de terre, d’objets à émietter entre les doigts, à absorber, à identifier.

Là, ce fumet rouge-noir de viande rôtie ; excitant, salivant ; à la fois tentant et vaguement désagréable à mesure que les différentes zones de son cerveau analysaient l’odeur. La partie animale flairait la source de ravitaillement, la nourriture riche en protéines ; le tronc cérébral, lui, percevait la présence de cellules mortes incinérées… tandis que le cerveau antérieur méprisait également ces deux signaux, sachant le ventre de Gurgeh plein et la viande rôtie artificielle.