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Lui parvenait aussi l’odeur de la mer, une odeur saline qui franchissait dix kilomètres au moins par-dessus la plaine et les collines basses, autre connexion filamenteuse, comme le fin réseau de fleuves et de canaux reliant le lac sombre à l’océan agité, ondoyant, qui s’étendait derrière les pâtures et les forêts parfumées.

Bleu Vif était une sécrétion de joueur-de-jeux, un produit des glandes génomanipulées par la Culture chez tous ses sujets, et nichées à la base du crâne de Gurgeh, sous les antiques aires inférieures, animales, de son cerveau. La panoplie de drogues à sécrétion interne entre lesquelles pouvait choisir l’immense majorité des membres de la Culture comprenait trois cents composés de complexité et de popularité variable ; Bleu Vif était l’un des moins usités : il ne procurait aucun plaisir immédiat, et sa sécrétion nécessitait une forte dose de concentration. Mais il était propice au jeu. Le complexe devenait simple, l’insoluble abordable et l’inconnaissable évident. Une drogue utilitaire, un modificateur d’abstractions ; ni amplificateur sensoriel, ni stimulant sexuel, ni survolteur physiologique.

Il n’en avait nul besoin.

C’est ce qui apparut dès que la première vague eut reflué, cédant la place à la phase plateau. L’adolescent qu’il allait affronter – et qu’il venait de voir jouer aux Quatre-Couleurs – avait un style trompeur ; toutefois, il en aurait facilement raison. En apparence, il était impressionnant ; mais, dans l’ensemble, ce n’était que poudre aux yeux. Un style contourné, à la mode, mais aussi creux et fragile ; en un mot : vulnérable. Gurgeh écoutait les bruits de la fête, ceux de l’eau, les sons provenant des autres bâtiments scolaires, tout au bout du lac. Il gardait un souvenir très net du style-de-jeu du jeune homme.

Il faut que je m’en débarrasse, décida-t-il brusquement. Que je laisse le sortilège s’évanouir de lui-même.

Quelque chose se détendit en lui, comme un membre fantôme qui se décrispe, une hallucination de l’esprit. Le sortilège, équivalent cérébral d’un infime sous-programme primaire tournant en boucle, cessa purement et simplement d’être proféré.

Gurgeh demeura quelques instants encore sur la terrasse surplombant le lac, puis retourna se joindre à la fête.

« Jernau Gurgeh ! Je vous croyais enfui. »

Il se retourna et se retrouva face à face avec un drone de petite taille qui vint à sa rencontre comme il réintégrait la salle richement meublée. Les invités bavardaient debout ou se rassemblaient par petits groupes autour des tables de jeu, sous la bannière grandiose de tapisseries sans âge. Il y avait aussi des dizaines de drones ; quelques-uns jouaient, d’autres se contentaient de regarder tandis que certains s’entretenaient avec les humains, parfois disposés en un réseau signifiant qu’ils communiquaient via transcepteur. Mawhrin-Skel, le drone qui venait de lui adresser la parole, était de loin la plus petite des machines présentes ; il aurait facilement tenu au creux de deux mains jointes. Dans la bande du bleu formel, son champ-aura se nuançait à l’occasion de gris et de brun. On aurait dit un modèle réduit de vaisseau spatial, désuet et compliqué à l’extrême.

Gurgeh jeta un regard courroucé à la machine qui fendait la foule à sa suite en direction de la table de Quatre-Couleurs.

« Je me disais que ce gamin vous avait peut-être effrayé » fit le drone au moment où Gurgeh arrivait devant la table du jeune homme et prenait place dans le fauteuil de bois surchargé d’ornements que venait d’abandonner précipitamment son prédécesseur vaincu.

Le drone avait parlé assez fort pour que le « gamin » en question – un échevelé d’une trentaine d’années environ – l’entende. Une expression peinée se peignit sur ses traits.

Gurgeh sentit la tension monter autour de lui. Les champs-aura de Mawhrin-Skel se colorèrent de rouge et de brun mêlés ; plaisir amusé et déplaisir à la fois : signal contradictoire proche de l’insulte directe.

« Ne faites pas attention à cette machine, dit Gurgeh au jeune homme, qui le salua d’un signe de tête. Elle adore irriter le monde. (Il rapprocha son fauteuil de la table et rajusta sa vieille veste, dont la coupe était trop large et les manches trop flottantes pour le goût du jour.) Je suis Jernau Gurgeh. Et vous ?

« Stemli Fors, répondit le jeune homme en s’étranglant à moitié.

« Enchanté. Bon, quelle couleur choisissez-vous ?

« Euh… Le vert.

« Parfait (Gurgeh se carra dans son fauteuil, marqua une pause puis indiqua l’échiquier.) Eh bien, après vous. »

Le jeune Stemli Fors joua son premier coup. Gurgeh s’avança sur son siège pour jouer à son tour, et le drone Mawhrin-Skel s’installa sur son épaule en émettant un bourdonnement modulé. Gurgeh tapota du bout du doigt l’enveloppe métallique de l’engin, qui recula quelque peu puis s’immobilisa dans les airs. Jusqu’à la fin de la partie, il ne cessa d’imiter le petit bruit sec des pyramides pivotant sur la pointe lorsqu’elles se faisaient renverser. Gurgeh remercia le jeune joueur et se remit sur pied.

Il l’avait battu sans la moindre difficulté. Il en avait même rajouté, en fin de partie, profitant de la déroute de Fors pour composer en finale un motif esthétique : il avait fait glisser un pion en rond sur quatre diagonales ; alors les pyramides pivotantes s’étaient abattues les unes après les autres dans un crépitement de mitrailleuse, traçant un carré couvrant tout l’échiquier ; une forme rouge, comme une blessure. Plusieurs personnes applaudirent ; d’autres laissèrent échapper un murmure flatteur.

« Facile ! lança Mawhrin-Skel suffisamment fort pour que tout le monde l’entende. Ce gosse n’était pas de votre force. Vous perdez la main. »

Le champ de la machine vira au rouge vif ; elle prit brusquement son envol, surgit au-dessus des têtes et disparut au loin.

Gurgeh secoua la tête, puis s’éloigna à grands pas.

Le petit drone l’irritait et l’amusait en proportions quasi égales. Il était impoli, insultant et souvent exaspérant, mais cela changeait de l’insupportable politesse générale ; c’était rafraîchissant à l’heure qu’il était, la machine était certainement en train d’embêter quelqu’un d’autre. Fendant la foule des invités, Gurgeh salua quelques personnes sans s’arrêter. Il aperçut le drone Chamlis Amalk-ney qui, près d’une longue table basse, s’entretenait avec un des professeurs les plus supportables, une femme, et se dirigea vers eux en s’emparant au passage d’un verre disposé sur un plateau flottant.

« Ah ! Mon ami…, fit Chamlis Amalk-ney. (Un mètre et demi de haut sur plus de cinquante centimètres en largeur et en profondeur, la coque nue ternie par le passage des millénaires, le vieux drone orienta vers Gurgeh sa bande sensitive.) Le professeur et moi-même étions Justement en train de parler de vous. »

L’expression sévère du professeur Boruélal s’évanouit, cédant la place à un sourire ironique.

« Alors, Jernau Gurgeh, on a encore gagné ?

« Cela se voit donc ? répondit-il en portant son verre à ses lèvres.

« J’ai appris à reconnaître les signes, déclara le professeur. (Elle avait deux fois l’âge de Gurgeh – son deuxième siècle était donc bien entamé –, mais elle était encore grande, belle et très originale. Elle avait la peau pâle ; ses cheveux étaient blancs, ainsi qu’ils l’avaient toujours été, et coupés très court.) Vous avez encore humilié un de mes étudiants ? »