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« Génomanipulation, là aussi ? s’enquit-il un matin au petit déjeuner.

« Naturellement, voyons.

« J’ignorais ce dont nous étions capables.

« C’est ce que je vois, répliqua le drone. Bonté divine, Gurgeh ! Il y a onze mille ans que la Culture voyage dans l’espace ; ce n’est pas parce que vous vous êtes presque tous installés dans des conditions idéales, taillées sur mesure, que vous avez perdu votre faculté d’adaptation rapide. La force est dans la profondeur, la surabondance, l’excès de prévoyance dans la génomanipulation. Enfin, vous connaissez comme moi la philosophie de la Culture. »

Gurgeh regarda la machine, le sourcil froncé. Du geste, il indiqua les murs, puis son oreille.

Flère-Imsaho se mit à osciller de droite à gauche, équivalent chez les drones du haussement d’épaules.

Gurgeh sortit cinquième sur sept du Tablier de Forme. Il attaqua le Tablier du Devenir sans espoir de gagner, mais avec une faible chance de parvenir au titre de Qualifié. Vers la fin, il eut un style inspiré. Il commençait à se sentir très à l’aise sur le dernier des trois grands tabliers, et aimait utiliser le symbolisme des quatre éléments qui était intégré au jeu à ce stade à la place des paires de dés des autres étapes de chaque manche. Des trois grands tabliers, songeait-il, le Tablier du Devenir était celui dont on exploitait le moins les possibilités ; l’Empire paraissait n’en avoir qu’une compréhension imparfaite et ne lui accorder qu’une attention limitée.

Il alla jusqu’au bout. Ce fut l’un des amiraux qui gagna, mais Gurgeh se vit décerner de justesse le titre de Qualifié. Il n’y avait qu’un point d’écart entre lui et l’autre amiral : 5 523 à 5 522. Seule une égalité suivie d’une revanche auraient pu lui permettre de le rattraper, mais rétrospectivement il se dit plus tard que pas une minute il n’avait douté de sa participation à la manche suivante.

« Vous vous rapprochez dangereusement de la notion de destin, Jernau Gurgeh », répondit Flère-Imsaho lorsqu’il essaya de s’expliquer devant la machine.

L’homme était assis dans sa chambre, une main posée sur la table devant lui tandis que le drone lui ôtait le bracelet-Orbitale qu’il portait au poignet ; à cause du développement spontané de ses muscles, le bijou était à présent trop serré : il ne pouvait plus le faire glisser par-dessus sa main.

« Le destin…, répéta Gurgeh d’un air pensif. (Il hocha la tête.) Oui, c’est bien l’impression que j’ai, je crois.

« Et puis quoi encore ? s’exclama la machine en découpant le bracelet au moyen d’un champ. (Gurgeh crut que la petite image brillante allait disparaître, mais il n’en fut rien.) Dieu ? Des fantômes ? Le voyage dans le temps ? »

Le drone détacha le bracelet de son poignet et en joignit à nouveau les deux segments afin qu’il reforme un cercle. Gurgeh sourit.

« L’Empire. »

Il reprit possession du bracelet, se leva nonchalamment et se dirigea vers la fenêtre en manipulant l’Orbitale, les yeux fixés sur la cour dallée.

L’Empire ? se dit Flère-Imsaho. La machine pressa Gurgeh de lui remettre le bracelet afin qu’elle le replace dans son écrin. Il aurait été insensé de le laisser traîner ; quelqu’un aurait pu deviner ce qu’il représentait. J’espère sincèrement qu’il plaisante.

Puisque sa propre partie était terminée, Gurgeh eut le temps d’aller assister à celle de Nicosar. L’Empereur jouait dans la salle-de-proue de la forteresse, une vaste pièce en arc de cercle aux murs de pierre grise où pouvaient prendre place plus d’un millier de personnes. C’était là que se jouerait la dernière manche, celle qui désignerait le futur Empereur. La salle-de-proue était située tout au bout du château, du côté où arriverait le feu. De hautes fenêtres que n’obturaient pas encore les volets donnaient sur une mer jaune de corolles de bourgeons-de-cendre.

Gurgeh prit place dans une des galeries d’observation et regarda jouer l’Empereur. Nicosar privilégiait la prudence : il consolidait progressivement son avantage, avançant sans jamais prendre de risques, sans rien remettre en question, faisant des échanges avantageux sur le Tablier du Devenir et orchestrant les démarches des quatre individus qui jouaient dans le même camp que lui. Gurgeh fut impressionné ; le jeu de Nicosar était tout en faux-semblants. Le style laborieux et sans heurts qu’il manifestait tantôt n’était qu’un aspect de ses possibilités ; de temps en temps, juste au moment voulu, là où il était certain d’obtenir l’effet le plus dévastateur, arrivait un coup d’éclat d’une audace surprenante. De la même façon, chaque fois qu’un de ses adversaires tentait une manœuvre tout en finesse, il se voyait contré, voire surpassé par l’Empereur.

Gurgeh éprouva une certaine sympathie pour ceux qui jouaient contre Nicosar. Mieux valait encore mal jouer que montrer des accès de génie mais se faire écraser à chaque fois. C’était moins démoralisant.

« Vous souriez, Jernau Gurgeh. »

Absorbé qu’il était par la partie qui se jouait devant lui, Gurgeh n’avait pas vu approcher Hamin. Le vieil apical s’assit auprès de lui avec précaution. Les renflements visibles de sa tunique indiquaient qu’il portait un harnais anti-G afin de compenser en partie la gravité d’Echronédal.

« Bonsoir, Hamin.

« J’ai entendu dire que vous vous étiez qualifié. Bravo.

« Merci. Mais cela restera officieux, bien sûr.

« Ma foi, oui. Officiellement, vous êtes arrivé quatrième.

« Je ne m’attendais pas à une telle générosité de votre part.

« Nous avons tenu compte de l’obligeance avec laquelle vous avez accepté de coopérer. Vous êtes toujours disposé à nous aider ?

« Naturellement. Dites-moi simplement où se trouve la caméra.

« Demain, peut-être. (Hamin hocha la tête ; il regarda Nicosar, examinant l’excellente position stratégique qu’il occupait sur le Tablier du Devenir.) Pour le face-à-face, votre adversaire sera Lo Tenyos Krowo ; je dois vous avertir qu’il s’agit d’un très bon joueur. Êtes-vous tout à fait certain de ne pas vouloir abandonner dès maintenant ?

« Tout à fait certain. Après avoir causé la mutilation de Bermoiya, vous voudriez que je déclare forfait maintenant simplement parce que la pression est trop forte ?

« Je comprends votre point de vue, Gurgeh. (Hamin soupira sans quitter des yeux l’Empereur. Puis il hocha à nouveau la tête.) Oui, je le comprends. Mais quoi qu’il en soit vous n’avez fait que vous qualifier ; et d’extrême justesse, en plus. Et puis, Lo Tenyos Krowo est vraiment très, très bon. (Nouveau hochement de tête.) Oui, vous avez peut-être atteint vos limites. »

Il tourna vers Gurgeh un visage tout desséché.

« C’est fort possible, monsieur le recteur. »

Hamin opina d’un air absent et détourna les yeux, qu’il posa une nouvelle fois sur son Empereur.

Le lendemain matin, Gurgeh se prêta à quelques fausses prises de vues de sa position sur le tablier ; on reconstitua la partie qu’il venait de livrer, il joua quelques coups crédibles mais totalement dépourvus d’inspiration, et commit une faute indéniable. Le rôle de ses adversaires fut tenu par Hamin et deux autres professeurs âgés du Collège de Candsev ; Gurgeh fut surpris de voir à quel point ils savaient bien imiter le style-de-jeu des différents apicaux contre lesquels il avait joué.