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Gurgeh reposa son verre, et tous deux se joignirent au flot d’invités que la vaste pièce tendue de tapisseries et brillamment éclairée déversait continuellement sur la terrasse baignée de lumière, face au lac obscur.

Chapitre 3

Le crépitement de la pluie sur les carreaux faisait écho à celui des bûches dans l’âtre. Le panorama offert par la maison d’Ikroh – un versant escarpé et boisé plongeant dans le fjord avec, plus loin, les montagnes – était comme gauchi, distordu par l’eau ruisselant sur la vitre ; de temps à autre des nuages bas venaient s’enrouler autour des tourelles et coupoles de la demeure de Gurgeh, comme des volutes de fumée humide.

Calant un pied botté sur la pierre finement gravée qui encadrait le foyer et appuyant une main légèrement hâlée sur le rebord torsadé de l’imposante cheminée, Yay Méristinoux s’empara d’un long tisonnier avec lequel elle se mit à agacer une bûche crachotante qui se consumait entre les chenets. Une gerbe d’étincelles s’éleva dans l’âtre, volant à la rencontre de la pluie battante.

Planant dans l’air non loin de la fenêtre, Chamlis Amalk-ney contemplait les nuages gris terne.

Une porte située dans un angle de la pièce s’ouvrit à la volée, livrant passage à Gurgeh et son plateau de boissons chaudes. Il avait revêtu une tunique ample et légère par-dessus ses pantals sombres et bouffants ; il traversa la pièce, et ses pantoufles claquèrent discrètement contre ses pieds nus. Il déposa son plateau et regarda Yay.

« As-tu enfin trouvé la parade ? »

Yay revint jeter un œil morose sur l’échiquier et secoua la tête.

« Non, répondit-elle. Je crois que tu as gagné.

« Regarde », reprit Gurgeh en déplaçant quelques pions.

Ses mains volèrent au-dessus de l’échiquier avec une agilité digne d’un magicien ; pourtant, Yay n’en perdit pas une miette. Elle hocha la tête.

« Oui, je vois. Mais… (Elle indiqua du bout du doigt l’hexa sur lequel Gurgeh venait de repositionner ses pions, lui conférant par là une position pouvant conduire à la victoire.) Il aurait fallu que je protège doublement ce pion-barrage deux coups plus tôt. (Elle alla prendre place sur le canapé en emportant son verre, qu’elle leva pour saluer l’homme qui souriait tranquillement en face d’elle, sur l’autre canapé.)

« À la santé du vainqueur, fit-elle.

« Tu as failli gagner, répliqua Gurgeh. Quarante-quatre coups… Tu deviens très bonne.

« Mettons relativement bonne, fit Yay en portant son verre à ses lèvres. Sans plus. (Elle se laissa aller contre le dossier du sofa tandis que Gurgeh replaçait les pions en position de début de partie et que Chamlis Amalk-ney s’approchait, sans toutefois s’interposer entre eux deux.) Tu sais, reprit-elle en contemplant le plafond décoré, j’aime toujours autant l’odeur qui règne chez toi, Gurgeh. (Elle se tourna vers le drone.) Pas toi, Chamlis ? »

L’aura de la machine s’infléchit brièvement d’un côté : chez les drones, c’était l’équivalent d’un haussement d’épaules.

« Si. C’est sans doute parce que notre hôte utilise comme bois de chauffe du bonise, tout spécialement mis au point par l’antique civilisation wavérienne il y a de cela des millénaires pour le parfum particulier qu’il répand en brûlant.

« Eh bien, c’est agréable, commenta Yay en se levant pour retourner à la fenêtre. (Là, elle secoua la tête.) Merde alors ! Qu’est-ce qu’il pleut dans le coin, Gurgeh !

« C’est à cause des montagnes », expliqua ce dernier.

La jeune fille jeta un regard circulaire, un sourcil levé.

« Pas possible ? » fit-elle.

Gurgeh sourit et caressa d’une main sa barbe impeccablement taillée.

« Et comment marche le paysagisme, Yay ?

« Je n’ai pas envie d’en parler. (Elle indiqua d’un mouvement de tête le déluge ininterrompu.) Tu parles d’un temps (Elle repoussa son verre.) Pas étonnant que tu vives seul, Gurgeh.

« Ah, mais la pluie n’a rien à voir là-dedans, Yay. C’est à cause de moi. Personne ne peut me supporter bien longtemps.

« Il veut dire, intervint Chamlis, qu’il ne pourrait pas supporter bien longtemps de vivre avec quelqu’un.

« Les deux me paraissent également plausibles, déclara Yay en regagnant le canapé, où elle s’assit en tailleur. (Elle se mit à manipuler un des pions posés sur l’échiquier.) Qu’as-tu pensé de la partie, Chamlis ?

« Tu as atteint les limites probables de tes possibilités techniques, mais ton flair continue de se développer. Toutefois, je doute que tu battes jamais Gurgeh.

« Dis donc ! fit Yay en simulant la fierté blessée. Je ne suis qu’une junior ; je peux encore m’améliorer. (Elle joignit le bout des doigts et émit une série de claquements de langue.) Ainsi qu’en paysagisme, m’a-t-on dit.

« Aurais-tu des problèmes ? » s’enquit Chamlis.

L’espace d’un instant, Yay fit mine de ne pas avoir entendu, puis soupira et s’allongea à nouveau sur le sofa.

« Ouais… C’est cette ordure d’Elrstrid et ce Préashipleyl, foutu drone snobinard ! Ils sont tellement… routiniers ! Ils refusent de m’écouter.

« Qu’as-tu à leur dire ?

« Que j’ai des idées ! s’exclama Yay à l’adresse du plafond. Je voudrais quelque chose de différent, de moins conservateur, pour changer. Mais je suis jeune, alors, naturellement, on ne fait pas attention à ce que je dis.

« Je les croyais satisfaits de ton travail », insista Chamlis.

Le dos calé contre le dossier de son canapé, Gurgeh regardait Yay sans rien dire tout en faisant tourner sa boisson dans son verre.

« Oh, ils veulent bien me laisser les petits travaux sans difficulté, répondit Yay d’une voix soudain empreinte de lassitude. Lever une ou deux chaînes de montagnes, creuser deux ou trois lacs… Mais ce dont je parle, moi, c’est du plan d’ensemble, de la démarche radicale. Tout ce que nous faisons ici, c’est construire une nouvelle Plate-forme semblable à sa voisine. Il y en a déjà un million, disséminées dans toute la galaxie. Quel intérêt ?

« C’est peut-être pour que des gens puissent y vivre, suggéra Chamlis en teintant son champ de rose.

« Mais les gens peuvent vivre n’importe où ! rétorqua Yay en se redressant pour fixer le drone de ses vives prunelles vertes. On ne manque pas de Plates-formes ; c’est d’art que je parle, moi !

« À quoi pensais-tu en particulier ? s’enquit Gurgeh.

« Que dirais-tu de champs magnétiques sous-jacents, avec des îles magnétisées qui flotteraient sur les océans ? Il n’y aurait pas de continents au sens courant du terme ; seulement de gros tas de rocs itinérants dotés chacun de rivières, de lacs et de végétation, avec par-dessus le marché quelques habitants intrépides. Tu ne trouves pas ça plus excitant, toi ?

« Plus excitant que quoi ? demanda Gurgeh.

« Mais que tout ça ! (Yay Méristinoux bondit sur ses pieds et se dirigea vers la fenêtre, dont elle tapota le carreau ancien.) Regarde-moi ça ! On se croirait sur une planète. Des mers, des collines, de la pluie. Tu ne préférerais pas vivre sur une île flottante, naviguer dans l’air au-dessus de l’eau ?

« Oui, mais si les îles entrent en collision ? s’enquit Chamlis.

« Et alors ? (Yay fit volte-face et regarda l’homme et la machine. Dehors, il faisait de plus en plus sombre ; les lumières de la pièce s’accentuaient progressivement. Elle haussa les épaules.) Bref ! on peut les en empêcher. Mais… tu ne trouves pas cette idée superbe ? Pourquoi me laisser arrêter par une vieille bonne femme et une machine ?