La lettre de Chamlis ne lui fit pas très plaisir. Tout cela lui paraissait tellement loin, tellement décalé. Il trouvait le discours du drone plus stéréotypé que sage ou sincèrement amical ; les individus sur l’écran lui paraissaient bêtes et mous. Amalk-ney lui fit voir Ikroh, et Gurgeh ressentit de la colère en apprenant que des gens venaient de temps en temps y faire un court séjour. Pour qui se prenaient-ils ?
La lettre ne comportait pas d’intervention directe de Yay Méristinoux ; elle en avait finalement eu assez de Blask et de la machine nommée Préashipleyl, et était partie poursuivre sa carrière de paysagiste sur [censuré]. Elle lui faisait ses amitiés. Au moment de son départ, elle avait amorcé la procédure d’altération virale qui aboutirait à sa transformation en homme.
Tout à la fin de la communication figurait un curieux passage, manifestement rajouté après l’enregistrement du signal principal. Il montrait Chamlis dans le grand salon d’Ikroh.
« Gurgeh, pouvait-on entendre. Ceci est arrivé aujourd’hui par courrier normal, expéditeur non précisé, aux bons soins de Circonstances Spéciales. (Suivit un panoramique qui, si quelque intrus mal venu n’avait pas modifié l’agencement des meubles, aurait dû s’achever sur une table. L’écran devint blanc. Chamlis reprit la parole.) C’est notre petit ami. Mais tout à fait inanimé. Je l’ai sondé, et j’ai demandé à [censuré] de m’envoyer son équipe de détection de micros ou caméras, histoire de jeter un coup d’œil de ce côté-là aussi. Il est bel et bien mort. Une simple coque sans esprit à l’intérieur ; comme un corps humain dont on aurait soigneusement prélevé le cerveau. Il y a une petite cavité au centre, qui devait abriter son mental. »
L’image revint ; il y eut de nouveau un panoramique, cette fois-ci pour revenir sur Chamlis.
« Seule conclusion possible : cette chose a fini par se laisser restructurer et on lui a fabriqué un nouveau corps. Toutefois, cela ne m’explique pas pourquoi on a expédié l’ancien ici. Fais-moi savoir ce que tu veux que j’en fasse. Écris vite. J’espère que cet enregistrement te trouvera en bonne santé et que tes entreprises, quelles qu’elles soient, sont couronnées de succès. Toutes mes ami… »
Gurgeh éteignit l’écran, bondit sur pieds, alla à la fenêtre et, les sourcils froncés, regarda dans la cour qu’il surplombait.
Un sourire s’épanouit progressivement sur son visage. Au bout d’un moment, il partit d’un rire silencieux, puis se dirigea vers l’intercom et demanda à son serviteur de lui apporter du vin. Juste au moment où il portait son verre à ses lèvres, Flère-Imsaho entra par la fenêtre ; la coque enduite de poussière pâle, il rentrait encore d’un de ses safaris en pleine nature.
« Vous avez l’air bien content de vous, fit la machine. Que fête-t-on ? »
Gurgeh plongea son regard dans les profondeurs ambrées du liquide et sourit à nouveau.
« Les amis absents », répondit-il.
Il but.
La rencontre suivante était un jeu à trois. Gurgeh devait y affronter Yomonul Lu Rahsp, le maréchal emprisonné dans son exosquelette, ainsi qu’un colonel assez jeune, Lo Frag Traff. Il savait qu’on les considérait tous deux comme inférieurs à Krowo, mais le chef des Services Secrets avait tellement mal joué – d’ailleurs, il était peu probable qu’il conservât son poste – que pour Gurgeh rien ne prouvait qu’il dût s’attendre à avoir la partie plus belle contre ses deux prochains adversaires. Au contraire : quoi de plus naturel, pour ces deux militaires, que de se liguer contre lui ?
Nicosar devait affronter le vieux maréchal Vechesteder, ainsi que le ministre de la Défense, Jhilno.
Dans l’attente, Gurgeh passait ses journées à étudier. Flère-Imsaho, lui, poursuivait ses explorations. La machine lui dit avoir vu une averse torrentielle éteindre toute une portion du front de l’incendie en marche ; elle était retournée sur place deux ou trois jours plus tard et y avait découvert des plantes-amadou qui remettaient le feu à la végétation séchée. En tant que démonstration du degré d’intégration entre le feu et les autres aspects de l’écologie planétaire, commenta le drone, c’était particulièrement impressionnant.
Tant qu’il faisait jour, la course distrayait en partant à la chasse en forêt, et la nuit en assistant à des spectacles, en direct ou sur des écrans-holo.
Gurgeh trouvait ces divertissements prévisibles et assommants. La seule chose pour laquelle il éprouvât un certain intérêt était le duel ; il s’agissait le plus souvent de deux mâles qui s’affrontaient dans des fosses entourées de rangées de bancs circulaires où prenaient place des officiers impériaux et des joueurs qui lançaient des cris et faisaient des paris. Ce n’étaient que rarement des duels à mort. Gurgeh soupçonnait au château l’existence d’activités nocturnes d’une tout autre sorte, activités dont l’issue était forcément fatale pour l’un au moins des participants, et auxquelles on ne désirait pas le voir assister ; on ne voulait même pas qu’il soit au courant.
Mais de toute façon cela ne l’inquiétait plus.
Lo Frag Traff était un jeune apical au visage marqué d’une cicatrice bien visible, qui partait du sourcil, descendait le long de la joue jusqu’à proximité de la bouche. Il avait un jeu rapide et farouche, et sa carrière au sein de l’Armée Impériale présentait les mêmes caractéristiques. Son exploit le plus célèbre était le sac de la Bibliothèque d’Urutypaig. Traff était alors à la tête d’une petite unité terrestre en guerre contre une espèce humanoïde ; on avait livré bataille dans l’espace jusqu’à se retrouver momentanément dans l’impasse ; mais, grâce à son talent pour la chose militaire, et avec un peu de chance par-dessus le marché, Traff s’était retrouvé en mesure de menacer la capitale ennemie, et cela depuis le sol. L’ennemi avait sollicité la paix en posant comme condition au traité que sa grande bibliothèque, célèbre parmi toutes les espèces civilisées du Nuage Mineur, soit laissée intacte. Traff savait que, s’il rejetait cette exigence, les combats reprendraient ; aussi donna-t-il sa parole que pas une lettre, pas un pixel des antiques microfiches ne seraient détruits, et que l’ensemble serait maintenu in situ.
Traff avait reçu des ordres de son maréchal : la bibliothèque devait être détruite. C’était l’objet d’un des premiers édits formulés par Nicosar en personne, dès son accession au trône ; les races assujetties devaient comprendre qu’une fois qu’elles avaient eu le malheur de déplaire à l’Empereur rien ne pouvait plus les sauver du châtiment.
Qu’un de ses loyaux soldats ait violé le serment prononcé devant un tas de créatures étrangères, pas un seul citoyen de l’Empire ne s’en souciait ; mais Traff, lui, n’ignorait pas que la parole donnée était une chose sacrée, et que, s’il ne la respectait pas, personne ne lui ferait plus jamais confiance.
Il savait déjà ce qu’il allait faire. Il résolut le problème en bouleversant la structure de la bibliothèque tout entière ; il réorganisa tous les mots qu’elle contenait par ordre alphabétique, et le moindre pixel de chaque illustration fut trié par couleur, nuance et intensité. Les microfiches d’origine furent alors effacées, et on y ré-enregistra des volumes entiers de « le », de « la » et de « et » ; quant aux illustrations, ce n’étaient plus que des plages de couleur unies.
Naturellement, il y eut des émeutes ; mais à ce moment-là Traff contrôlait la situation. Comme il l’expliqua aux gardiens de la bibliothèque, que son méfait avait mis en fureur et qui parlaient de se suicider – ils mirent d’ailleurs leur menace à exécution –, ainsi qu’à la Cour Suprême de l’Empire, il avait tenu sa promesse : pas un mot, pas une image, pas un fichier n’avait été détruit ou confisqué à titre de trophée.