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Au milieu de la partie sur le Tablier d’Origine, Gurgeh prit conscience d’un fait remarquable : Yomonul et Traff jouaient l’un contre l’autre, et non séparément contre lui, comme s’ils partaient du principe que Gurgeh allait gagner de toute façon et luttaient chacun pour la place de second. Gurgeh s’était aperçu que ces deux-là n’avaient guère d’amitié l’un pour l’autre ; Yomonul représentait la vieille garde du corps militaire, et Traff la nouvelle vague de jeunes aventuriers fougueux. Yomonul était le tenant de la négociation et de l’emploi minimum de la force, tandis que Traff préconisait les coups de main. Le premier avait les idées larges quant aux autres espèces ; Traff était xénophobe. Tous deux venaient de collèges traditionnellement concurrents, et toutes ces différences s’affichaient on ne peut plus clairement dans leurs styles-de-jeu respectifs ; celui de Yomonul était étudié, prudent, distant. Celui de Traff, agressif jusqu’à la témérité.

Ils adoptaient également des attitudes différentes envers l’Empereur. Yomonul avait un point de vue pragmatique, détaché, sur la fonction impériale, alors que Traff vouait une loyauté passionnée à Nicosar lui-même plus qu’à la position qu’il occupait. Chacun abhorrait les convictions de l’autre.

Quoi qu’il en fût, Gurgeh ne s’attendait pas à cela, à ce qu’ils le traitent plus ou moins par le mépris et se sautent mutuellement à la gorge. Une fois de plus, il se sentit floué : on ne le laissait pas jouer dans les règles. Maigre compensation, la dose de venin que recelait le jeu des deux militaires en guerre valait à elle seule le déplacement ; affreusement autodestructrice et gaspillée en pure perte, elle n’en restait pas moins indéniablement impressionnante. Gurgeh avançait tranquillement dans le jeu en accumulant les points tandis que les deux soldats se battaient entre eux. Il gagnait, certes, mais ne pouvait s’empêcher de penser que les deux autres retiraient du jeu un bénéfice bien plus grand que lui. Il n’aurait pas été étonné qu’on en vienne à l’option physique, mais Nicosar en personne avait interdit les paris pendant toute la durée de la manche ; l’Empereur n’ignorait pas l’antagonisme pathologique qui opposait les deux joueurs ; il ne voulait pas prendre le risque de devoir se passer des services de l’un ou de l’autre.

On en était au troisième jour de jeu sur le Tablier d’Origine. Gurgeh prenait son repas de midi, les yeux fixés sur un écran de table. Il restait encore quelques minutes avant la reprise du jeu, et Gurgeh restait seul à regarder le bulletin d’informations vanter les succès de Lo Tenyos Krowo, officiellement opposé à Yomonul et Traff. Celui qui avait imité le jeu de l’apical – ce ne pouvait être Krowo lui-même, car il s’était refusé à prendre la moindre part au subterfuge – réussissait très bien à contrefaire le style du chef des Services Secrets. Gurgeh eut un petit sourire.

« Alors, Jernau Gurgeh. On contemple sa victoire imminente ? » fit Hamin en se glissant dans le siège qui lui faisait face.

Gurgeh tourna l’écran vers le nouvel arrivant.

« Ne pensez-vous pas qu’il est encore un peu tôt pour cela ? »

Le vieil apical au crâne chauve jeta un regard à l’écran et sourit sans conviction.

« Hmm. Vous croyez ? »

Il tendit le bras et éteignit l’écran.

« Les choses changent, Hamin.

« En effet, Gurgeh, en effet. Mais à mon avis le cours du jeu, lui, ne sera pas modifié. Yomonul et Traff vont continuer à ne tenir aucun compte de vous et à se prendre à la gorge. Vous allez gagner.

« Alors, répondit Gurgeh en contemplant l’écran inerte, Krowo se retrouvera face à face avec Nicosar.

« Krowo, oui, peut-être ; nous saurons bien inventer un jeu qui donne le change. Mais vous, vous ne devez pas en arriver là.

« Je ne dois pas ? Il me semblait pourtant avoir fait tout ce que vous me demandiez. Que voulez-vous d’autre ?

« Refusez de jouer contre l’Empereur. »

Gurgeh plongea son regard dans les yeux gris pâle du vieil apical ; sertis dans un réseau de fines rides, ceux-ci lui retournèrent un regard tout aussi serein.

« Quel est le problème, Hamin ? Je ne représente pourtant plus une menace, que je sache. »

Hamin se mit à lisser le tissu très fin de sa manchette.

« Vous savez, Jernau Gurgeh, je hais sincèrement les obsessions. On en est tellement… aveuglé, n’est-ce pas ? (Il sourit.) Je commence à me faire du souci pour l’Empereur, Gurgeh. Je connais son désir de prouver que ses prétentions au trône sont parfaitement justifiées, qu’il est bel et bien digne du poste qu’il occupe depuis maintenant deux ans. Et je sais qu’il le prouvera ; seulement, je sais aussi ce qu’il souhaite – ce qu’il a toujours souhaité : affronter Molsce, et gagner. Ce qui, naturellement, n’est plus du domaine du possible ; l’Empereur est mort, vive l’Empereur. Il s’élèvera au-dessus des flammes… Mais à mon avis, c’est Molsce qu’il voit en vous, Jernau Gurgeh, et c’est contre vous qu’il croit devoir jouer, vous qu’il pense devoir vaincre. Vous, l’étranger, l’homme de la Culture, le morat, le joueur-de-jeux. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. En tout cas, ce n’est pas nécessaire. Vous perdriez de toute façon, je n’en doute pas, mais… Comme je vous l’ai déjà dit, les obsessions me dérangent. Il vaudrait beaucoup mieux pour toutes les personnes concernées que vous fassiez savoir le plus tôt possible que vous vous retirez de la compétition après cette partie.

« Privant ainsi Nicosar de la possibilité de me battre ? fit Gurgeh d’un air à la fois surpris et amusé.

« Oui. Mieux vaut qu’il continue à croire qu’il a quelque chose à prouver. Cela ne lui fera pas de mal.

« Je vais y réfléchir », répondit Gurgeh.

Hamin le dévisagea quelques instants.

« J’espère que vous comprenez à quel point je me montre franc avec vous, Jernau Gurgeh. Quel dommage, si cette honnêteté devait rester non reconnue, et non récompensée !

« En effet, acquiesça Gurgeh. Ce serait fort dommage. »

Un serviteur mâle apparut à la porte et annonça que la partie allait reprendre.

« Excusez-moi, monsieur le recteur, fit l’homme en se levant. (Le vieil apical le suivit du regard.) Le devoir m’appelle.

« Obéissez », l’enjoignit Hamin.

Gurgeh s’immobilisa et baissa les yeux sur la vieille créature toute ratatinée assise de l’autre côté de la table. Puis il tourna les talons et s’en fut.

Hamin reporta son regard sur l’écran de table désormais noir, comme s’il s’absorbait dans quelque jeu fascinant mais visible de lui seul.

Gurgeh sortit vainqueur du Tablier d’Origine et du Tablier de Forme. La lutte féroce qui opposait Traff et Yomonul se poursuivait ; tour à tour ils prenaient l’avantage. Traff attaqua le Tablier du Devenir avec une légère avance sur son aîné. Quant à Gurgeh, il avait pris un tel essor qu’il était devenu pratiquement invulnérable et pouvait à présent se reposer dans ses places fortes et assister en tant que spectateur à la guerre totale qui se livrait autour de lui, avant de faire une sortie pour écraser le vainqueur et ce qui restait de ses forces en déroute. Pour lui, c’était l’attitude la plus juste à adopter – et la plus opportune, naturellement : laisser les gamins s’amuser, puis rétablir l’ordre de force et ranger tous les jouets dans leur boîte.