Toutefois, cela ne remplaçait toujours pas le véritable jeu dont on voulait le priver.
« Êtes-vous satisfait ou mécontent, monsieur Gurgeh ? »
Le maréchal Yomonul vint trouver Gurgeh et lui poser cette question à l’occasion d’une pause, pendant que Traff débattait avec le Juge d’un point de procédure. Plongé dans ses réflexions au bord du tablier, Gurgeh n’avait pas entendu approcher l’apical emprisonné. Surpris, il releva les yeux et découvrit devant lui le maréchal, dont le visage ridé à l’expression légèrement amusée s’encadrait dans une cage de titane et de carbone. Ni l’un ni l’autre des deux soldats ne lui avait jusqu’à présent accordé la moindre attention.
« D’être tenu à l’écart ? » s’enquit-il.
L’apical tendit vers le tablier un bras entouré d’un lacis de tiges.
« Oui, et de gagner aussi facilement. Jouez-vous pour gagner, ou bien pour relever le défi ? »
L’exomasque facial de l’apical bougeait à chaque mouvement de sa mâchoire.
« Les deux, avoua Gurgeh. J’ai bien pensé intervenir, soit comme tierce partie, soit d’un côté ou de l’autre… Mais ceci ressemble trop à une guerre personnelle. »
L’apical âgé sourit ; sa cage crânienne s’inclina et se redressa sans heurt.
« C’est bien de cela qu’il s’agit, répondit-il. Vous vous en sortez très bien ainsi. À votre place, je ne changerais pas de tactique maintenant.
« Et vous ? s’enquit Gurgeh. Vous semblez passer un mauvais quart d’heure. »
Yomonul sourit à nouveau ; la mimique eut beau être imperceptible, son exomasque facial s’infléchit tout de même.
« De ma vie je n’ai jamais été aussi heureux. Et j’ai encore quelques surprises en réserve à l’intention de ce jeune homme, sans compter quelques tours à ma façon. Mais je me sens tout de même un peu coupable de vous laisser ainsi le champ libre. Vous allez tous nous mettre dans l’embarras, si vous jouez contre Nicosar et en sortez vainqueur. »
Gurgeh manifesta de la surprise.
« Vous m’en croyez capable ?
« Non. (Ainsi enserré et amplifié par sa cage sombre, le geste de l’apical parut d’autant plus emphatique.) Quand il le faut, Nicosar joue au mieux de ses possibilités, et s’il le fait il vous battra. Tant qu’il ne montre pas trop d’ambition. Non, il vous battra, parce que vous le mettrez en danger, et c’est là une chose qu’il respecte. Mais, euh… (Le maréchal se retourna ; Traff traversa le tablier en déplaçant quelques pions, puis s’inclina avec une courtoisie exagérée devant Yomonul. Ce dernier reporta son regard sur Gurgeh.) Je vois que c’est mon tour. Excusez-moi. »
Sur ces mots, il redescendit dans l’arène.
L’un des « tours » dont avait parlé Yomonul consistait peut-être à faire croire à Traff que sa conversation avec Gurgeh avait pour but de solliciter l’aide de l’homme de la Culture ; en effet, pendant un bon moment le jeune soldat se comporta comme s’il allait devoir se battre sur deux fronts à la fois.
Yomonul en retira un avantage certain. Il reprit une légère avance sur Traff. Gurgeh remporta la manche et la possibilité de jouer contre Nicosar. Hamin essaya bien de lui parler dans le couloir qui partait de la salle-de-jeu, juste après sa victoire, mais Gurgeh se contenta de sourire et de passer son chemin.
Les bourgeons-de-cendre oscillaient tout autour d’eux ; un vent léger éveillait des chuchotements dans la voûte de feuillages dorés. La cour, les joueurs-de-jeux et leur suite avaient pris place sur une haute tribune en pente raide, une superstructure en bois atteignant presque la taille d’un petit château. Au pied des gradins, au milieu d’une vaste clairière aménagée dans les bourgeons-de-cendre, on voyait un couloir long et étroit, une double haie de grosses poutres fichées en terre qui faisaient bien cinq mètres de haut. Elle formait l’étranglement d’une espèce de corral en forme de sablier ouvert sur la forêt aux deux extrémités. Nicosar était assis à l’avant de la tribune en bois en compagnie des joueurs les mieux placés, et avait donc une vue privilégiée sur l’alignement de poutres en forme d’entonnoir.
À l’arrière des gradins se trouvait une zone couverte où l’on préparait à manger. Un fumet de viande rôtie venait planer au-dessus des bancs avant de s’enfoncer dans la forêt.
« Voilà qui va leur mettre la bave aux lèvres », commenta le maréchal Yomonul en se penchant vers Gurgeh dans un ronronnement de servos.
Ils étaient assis côte à côte au premier rang de la plate-forme, non loin de l’Empereur. Tous deux tenaient un gros fusil à projectiles vissé sur un trépied posé devant eux.
« De quoi parlez-vous ? s’enquit Gurgeh.
« De l’odeur. (Yomonul sourit de toutes ses dents et indiqua du geste les feux et les grils qui fonctionnaient derrière eux.) L’odeur de la viande rôtie. Le vent la pousse vers eux. Cela va les rendre fous.
« Quelle chance, marmonna Flère-Imsaho », posé près des pieds de Gurgeh.
La machine avait déjà tenté de convaincre son compagnon de ne pas participer à la chasse.
Ce dernier fit la sourde oreille et hocha la tête.
« Évidemment », répondit-il à Yomonul.
Sur ces mots, il souleva le fût de son arme. Ancienne, celle-ci était à un coup ; pour réarmer, il fallait actionner une culasse mobile. Chaque fusil était pourvu de tracés différents à l’intérieur du canon ; les marques distinctives des balles retirées du corps des animaux abattus permettaient donc de tenir un décompte de points, et de répartir équitablement les peaux.
« Vous êtes sûr de vous être déjà servi de ces armes ? » interrogea Yomonul sans cesser de lui sourire.
L’apical était de bonne humeur. Encore quelques décades et il serait délivré de son exosquelette. D’ici là, l’Empereur avait autorisé un certain assouplissement de son régime : Yomonul avait le droit de voir du monde, de boire et de manger tout ce qui lui plaisait.
« J’ai déjà tiré au fusil », acquiesça Gurgeh, qui n’avait jamais de sa vie tenu une arme à projectiles.
Mais il y avait tout de même eu cette expérience avec Yay, dans le désert ; cela remontait maintenant à des années.
« Je parie que vous n’avez encore jamais tiré sur quelque chose de vivant », intervint le drone.
Yomonul heurta la coque de la machine d’un pied entouré de tiges de carbone.
« Silence, objet. »
Flère-Imsaho bascula lentement en arrière de manière que sa face avant, taillée en biseau, soit directement orientée vers Gurgeh.
« Objet ? » s’indigna-t-il d’une voix contenue mais bizarrement aiguë.
Gurgeh lui fit un clin d’œil et posa un doigt sur ses lèvres. Yomonul et lui échangèrent un sourire.
La chasse, comme ils disaient, s’ouvrit sur un éclatant concert de trompettes et sur le lointain rugissement des troshas. On vit sortir de la forêt une file d’Azadiens mâles, qui se mirent à courir le long des poutres en frappant celles-ci de leurs bâtons. Le premier trosha fit alors son apparition et, les flancs zébrés d’ombres, pénétra dans la clairière, puis dans le couloir de bois étranglé en son milieu. Un murmure excité s’éleva tout autour de Gurgeh.
« C’est un gros », fit Yomonul d’un ton admiratif tandis que la bête à six pattes et au pelage strié d’un noir aux reflets dorés entrait en bondissant dans le couloir.
Des déclics se firent entendre d’un bout à l’autre de la plate-forme : on se préparait à faire feu. Gurgeh souleva la crosse de son arme. Avec la gravité qui régnait sur cette planète, les fusils étaient plus faciles à manipuler ainsi vissés sur un trépied ; par la même occasion, leur champ de tir s’en trouvait limité, chose que les gardes toujours vigilants de l’Empereur ne manquaient certainement pas de trouver rassurante.