Le trosha se rua dans le couloir ; le mouvement de ses pattes devint flou sur le sol poussiéreux. Les spectateurs se mirent à lui tirer dessus, emplissant l’air de détonations assourdies et de bouffées de fumée grise. Des échardes de bois blanc se détachaient en virevoltant des poutres formant la haie ; des nuages de poussière s’enflaient subitement au sol. Yomonul visa et tira ; une véritable pétarade éclata autour de Gurgeh. Puis les fusils se turent, mais Gurgeh sentit tout de même quelque chose se refermer dans ses oreilles afin d’atténuer le vacarme ambiant. Il fit feu. L’effet de recul le prit par surprise ; sa balle avait dû passer bien au-dessus de la tête de l’animal.
Il regarda le couloir. La bête poussait des rugissements. Elle essaya de franchir d’un bond la haie côté forêt, mais retomba sous une salve de coups de feu. Elle fit encore quelques pas hésitants, traînant trois pattes brisées et laissant derrière elle une traînée de sang. Gurgeh perçut une autre détonation étouffée à côté de lui, et la tête du Carnivore fit un brusque saut de côté ; l’animal s’écroula. Une immense acclamation retentit. On ouvrit une double porte pratiquée dans la haie de poutres, et des mâles s’empressèrent de faire disparaître le cadavre. À côté de Gurgeh, Yomonul s’était levé pour saluer sous les vivats. Puis, brusquement, il se rassit dans un ronflement de moteurs d’exosquelette : la bête suivante émergeait de la forêt et se précipitait entre les parois de bois.
Après le quatrième trosha, ce fut un petit groupe de carnivores qui se présenta ; dans la mêlée générale, l’un d’entre eux escalada tant bien que mal la barrière de poutres et réussit à passer par-dessus. Là, il fit mine de pourchasser quelques-uns des mâles qui attendaient en dehors de la piste. Un garde posté au pied de la tribune l’abattit d’un seul tir de laser.
Au milieu de la matinée, alors qu’une montagne de cadavres striés s’arrondissait au milieu de la piste au risque que certains animaux s’échappent en grimpant sur les corps de leurs prédécesseurs, la chasse fut interrompue. Des mâles armés de crochets et d’aussières juchés sur deux ou trois petits tracteurs vinrent déblayer les détritus tièdes et sanguinolents. Tandis qu’ils s’affairaient, un individu assis de l’autre côté de l’Empereur abattit l’un des mâles. Il y eut quelques claquements de langue réprobateurs, mais aussi quelques hourras avinés. L’Empereur mit le contrevenant à l’amende, et déclara que si cela se reproduisait on se retrouverait à courir en compagnie des troshas. Toute l’assistance éclata de rire.
« Vous ne tirez guère, Gurgeh », remarqua Yomonul.
Ce dernier s’attribuait d’ores et déjà trois bêtes. Gurgeh, lui, trouvait la chasse sans intérêt depuis un bon moment et ne faisait plus que rarement feu. De toute façon, il ratait invariablement son coup.
« Je ne suis pas très bon à ce genre d’exercice, déclara-t-il.
« Eh bien, entraînez-vous ! »
Le maréchal exalté se mit à rire, puis lui asséna dans le dos une claque servo-amplifiée qui faillit lui couper le souffle.
Yomonul revendiqua une nouvelle victime. Il poussa une exclamation excitée et décocha un coup de pied à Flère-Imsaho.
« Va chercher ! » s’écria-t-il en riant.
Le drone s’éleva dans les airs avec lenteur et dignité.
« Jernau Gurgeh, commença-t-il. Je ne saurais en supporter davantage. Je rentre au château. Vous y voyez un inconvénient ?
« Pas le moindre.
« Merci. Amusez-vous bien à développer votre adresse au tir. »
La machine plongea vers la piste, obliqua sur un côté et disparut à l’angle de l’estrade. Pendant tout le temps que cela lui prit, Yomonul la tint dans son viseur.
« Et vous le laissez s’en aller comme ça ? demanda-t-il à Gurgeh en riant.
« Je ne suis pas fâché d’en être débarrassé », rétorqua ce dernier.
Ils firent une pause pour déjeuner. Nicosar félicita Yomonul et le complimenta sur ses qualités de tireur. Gurgeh s’assit là encore à côté du maréchal, et mit un genou en terre lorsque le palanquin de l’Empereur arriva à leur niveau. Yomonul dit à Nicosar que son exosquelette l’aidait à viser en le stabilisant, sur quoi l’Empereur se déclara enchanté que l’appareil dût lui être retiré sous peu, dès la clôture officielle des jeux. Puis il jeta un coup d’œil à Gurgeh, mais ne lui adressa pas la parole ; le palanquin anti-G s’éleva de lui-même, et la garde impériale l’orienta par poussées successives vers la file de gens qui attendaient plus loin.
Après le déjeuner, l’assistance regagna ses places et la chasse reprit. Il y avait d’autres animaux à mettre à mort, et c’est à cette tâche que fut consacrée la première partie du court après-midi ; mais plus tard, les troshas revinrent. Jusque-là, sur les quelque deux cents troshas libérés de leurs enclos forestiers, sept seulement avaient réussi à arriver au bout de la piste et à s’enfuir dans les bois. Mais ils étaient blessés, et de toute manière ils seraient bientôt rattrapés par l’Incandescence.
Devant la plate-forme de tir, la terre de la piste était maculée de sang auburn. Gurgeh tirait en direction des animaux dont les pattes frappaient lourdement le sol détrempé, mais s’arrangeait toujours pour les manquer, surveillant les giclées de boue qui jaillissaient devant leur mufle tandis qu’ils passaient en trombe devant lui, blessés, hurlant et soufflant. Il trouvait le tout relativement déplaisant, mais reconnaissait que l’excitation des Azadiens était contagieuse et avait fini par le gagner. Manifestement, Yomonul s’en donnait à cœur joie. L’apical se pencha vers lui au moment où une femelle trosha de belle taille sortait à toute allure de la forêt, accompagnée de deux petits.
« Il faut vous entraîner encore, Gurgey, déclara-t-il. On ne pratique donc pas la chasse, chez vous ? »
La femelle et ses petits se ruèrent vers la piste.
« Pas beaucoup, non », reconnut Gurgeh.
Yomonul poussa un grognement, visa sa lointaine cible et fit feu. Un des petits s’effondra. La femelle fit un écart, s’arrêta et rebroussa chemin. L’autre petit poursuivit sa course avec hésitation. Il poussa un miaulement au moment où les balles le frappèrent. Yomonul rechargea son arme.
« Je ne pensais même pas que vous viendriez », reprit-il.
Touchée à la patte arrière, la femelle se détourna en grondant de son petit mort et fonça de nouveau vers l’avant en lançant des rugissements à son petit blessé, qui continuait d’avancer en chancelant.
« Je tenais à montrer que cela ne me faisait pas peur, répliqua Gurgeh en voyant la tête du petit blessé se relever brusquement et l’animal s’écrouler à côté de sa mère. Par ailleurs, j’ai chassé… »
Il allait employer le terme d’« Azad », lequel signifiait aussi bien machine, animal, tout organisme ou tout système, et se tournait donc vers Yomonul avec un petit sourire, lorsqu’il vit le visage de l’apical ; il comprit que quelque chose n’allait pas.
Yomonul tremblait. Il était là, agrippé à son arme, à demi tourné vers Gurgeh, le visage tremblotant dans sa cage sombre, la peau pâle et perlée de sueur, les yeux exorbités.
Gurgeh tendit instinctivement la main vers la tige qui soutenait l’avant-bras du maréchal, afin de lui offrir un appui.
On aurait dit que quelque chose venait de se briser en lui. Son arme décrivit soudain un arc de cercle, éjectant le trépied qui lui servait de support ; le gros silencieux vint viser Gurgeh en plein front. Ce dernier eut une brève vision du visage de Yomonul : la mâchoire contractée, un filet de sang coulant sur le menton, l’œil fixe, un tic agitant furieusement une de ses joues. Gurgeh se jeta de côté ; le coup partit, la balle passa au-dessus de sa tête et, tout en se laissant tomber de son siège avant de rouler derrière son propre trépied, il entendit un cri.