« Peu importe, répondit Gurgeh en agitant une main. Je suis vivant. (Il enfouit son visage dans ses mains.) Vous êtes sûr que c’est moi qui ai abattu Yomonul ?
« Mais oui ! Tout est enregistré. Voulez-vous que je vous repasse…
« Non, coupa Gurgeh, les paupières toujours closes, en arrêtant le drone d’un geste. Non, je ne veux pas voir ça.
« Je n’ai pas assisté à la fin en direct, reprit Flère-Imsaho. J’étais en train de regagner le lieu de la chasse quand Yomonul a tiré une première fois, tuant par erreur la personne qui se trouvait à côté de vous. Mais j’ai regardé l’enregistrement ; oui, vous l’avez bel et bien tué, avec le FAR du garde. Mais bien sûr, cela signifie simplement que celui qui contrôlait l’exosquelette à ce moment-là n’avait plus à lutter contre son occupant, c’est-à-dire Yomonul. Une fois ce dernier mort, l’exo a pu se déplacer beaucoup plus vite, et de manière beaucoup plus précise. Le maréchal a dû essayer de toutes ses forces de l’arrêter. »
Gurgeh garda les yeux rivés au plancher.
« Vous êtes certain de ce que vous dites ?
« Absolument. (Le drone se dirigea vers le mur-écran.) Écoutez, pourquoi ne pas vous repasser l’enre…
« Non ! » cria Gurgeh en se levant.
Il vacilla sur ses pieds et dut se rasseoir.
« Non, reprit-il un ton plus bas.
« Le temps que j’arrive, l’individu qui téléguidait l’exosquelette était parti ; mes palpeurs à micro-ondes ont brièvement capté quelque chose alors que je me trouvais à mi-chemin, mais le signal a disparu avant que je puisse le localiser avec précision. Une sorte de maser à phase pulsée. La garde impériale a également intercepté quelque chose ; quand on vous a emporté, ils avaient déjà commencé à fouiller la forêt. J’ai réussi à les convaincre que je connaissais mon affaire et je vous ai fait transporter ici. Ils ont envoyé une ou deux fois un médecin jeter un coup d’œil sur vous, mais rien de plus. Heureusement que je suis arrivé à temps : on aurait pu vous transporter à l’hôpital et pratiquer sur votre personne toutes sortes de tests vicieux… (La voix du drone exprimait sa perplexité.) C’est bien pour cela qu’à mon avis nous n’avons pas affaire à un simple coup monté des services de sécurité. Ils auraient tenté de vous tuer par des moyens beaucoup plus discrets, et se seraient tenus prêts à vous emmener à l’hôpital en cas d’échec partiel… Non, tout cela est trop désorganisé. Il se passe des choses bizarres, j’en suis certain. »
Gurgeh passa ses mains dans son dos, délimitant à nouveau avec soin l’étendue de sa contusion.
« Si seulement je me souvenais de tout ! J’aimerais vraiment savoir si j’ai réellement eu l’intention de tuer Yomonul », ajouta-t-il.
Sa poitrine lui faisait mal, et il se sentait nauséeux.
« À voir la façon dont vous vous y êtes pris, et connaissant vos médiocres talents de tireur, je parierais que non. »
Gurgeh leva les yeux sur la machine.
« Vous n’avez rien d’autre à faire, drone ?
« Eh bien, pas vraiment, non. Oh, à propos… L’Empereur veut vous voir dès que vous serez rétabli.
« Je vais y aller tout de suite, fit Gurgeh en se levant lentement.
« Vous êtes sûr ? À mon avis, ce n’est pas raisonnable. Vous n’avez pas l’air dans votre assiette ; à votre place, je m’allongerais. Je vous en prie, asseyez-vous. Vous n’êtes pas encore d’attaque. Et s’il vous en voulait d’avoir tué Yomonul ? Oh, je crois qu’il vaut mieux que je vous accompagne… »
Nicosar occupait un petit trône dressé devant une immense enfilade de fenêtres inclinées aux vitraux multicolores. Les appartements impériaux baignaient dans une lumière polychrome saturée ; de gigantesques tapisseries murales cousues de fils de métal précieux scintillaient comme un trésor dans une grotte sous-marine. Des gardes impassibles étaient postés le long des cloisons ainsi que derrière le trône ; çà et là, des courtisans et chambellans froissaient des papiers ou s’affairaient devant des écrans plats. Un officier de la Maison Impériale conduisit Gurgeh jusqu’au trône, abandonnant Flère-Imsaho à l’autre bout de la pièce sous le regard vigilant de deux gardes.
« Veuillez vous asseoir. (Nicosar lui indiqua un tabouret bas placé devant lui sur l’estrade.) Jernau Gurgeh, entama l’Empereur d’une voix posée, maîtrisée, presque monocorde. Nous vous présentons nos sincères excuses pour ce qui s’est passé hier. Nous nous réjouissons que votre guérison se révèle aussi rapide, même si nous n’ignorons pas que vous souffrez encore. Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire ?
« Non, Votre Altesse. Je vous remercie.
« Nous nous en réjouissons. »
Nicosar hocha lentement la tête. Sa tenue était, comme à l’ordinaire, d’un noir que rien ne venait égayer. Cette mise sobre, sa frêle constitution et son visage sans charme formaient un contraste saisissant avec les fabuleuses éclaboussures colorées qui tombaient des vitraux obliques au-dessus de leur tête, ainsi qu’avec les vêtements somptueux des courtisans. L’Empereur reposa ses petites mains baguées sur les accoudoirs du trône.
« Naturellement, nous sommes fort chagriné de devoir nous passer de la considération et des bons et loyaux services de notre maréchal Yomonul Lu Rahsp, surtout dans ces circonstances tragiques, mais nous comprenons que vous n’aviez pas d’autre choix que de vous défendre. Vous ne ferez l’objet d’aucune poursuite, telle est notre volonté.
« Merci, Votre Altesse. »
Nicosar agita une main.
« Quant à celui qui a comploté contre vous et s’est rendu maître du dispositif carcéral de notre maréchal, sachez qu’il a été découvert et dûment interrogé. Nous sommes profondément blessé d’apprendre que le chef des conspirateurs n’est autre que notre mentor et guide, celui qui nous a suivi tout au long de notre existence, j’ai nommé le recteur du Collège de Candsev.
« Ham…, commença Gurgeh, qui s’interrompit aussitôt (L’expression de Nicosar était un modèle de mécontentement. Le nom du vieil apical mourut dans la gorge de Gurgeh.) Je… », reprit-il.
Nicosar leva une main.
« Nous tenons à vous informer que le recteur du Collège de Candsev, Hamin Li Srilist, a été condamné à mort pour le rôle qu’il a joué dans la conspiration ourdie contre vous. À notre connaissance, il se peut qu’on ait essayé à d’autres moments d’attenter à vos jours. Si cela se révélait exact, les circonstances seraient scrupuleusement examinées, et les criminels appelés à comparaître devant la justice.
« Certains membres de la cour, poursuivit Nicosar en fixant les bagues qui ornaient ses doigts, ont cru bon de protéger leur Empereur par des moyens… peu judicieux. L’Empereur n’a que faire de ce genre de protection contre un adversaire au jeu, même si celui-ci a recours à des artifices que, personnellement, nous nous interdisons. S’il s’est révélé nécessaire de mentir à nos sujets sur votre progression dans cette finale, c’est pour leur bien, et non pour le nôtre. Nous n’avons nul besoin d’être protégé contre les vérités déplaisantes. L’Empereur ne connaît pas la peur, seulement la discrétion. Nous serons heureux de retarder la partie devant opposer l’Empereur-régent et l’homme nommé Jernau Morat Gurgeh jusqu’à ce que ce dernier se sente assez bien pour jouer. »
Gurgeh se surprit à attendre que la voix calme, lente et légèrement chantante de Nicosar poursuive son monologue, mais, impassible, l’Empereur se tut.
« Je vous remercie, Altesse, proféra-t-il enfin, mais je préférerais qu’il n’y ait pas d’ajournement. Je me sens déjà presque assez bien pour reprendre immédiatement le jeu, et il reste de toute façon trois jours avant le début officiel de la partie. Je vous assure que ce retard ne se justifie aucunement. »