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Nicosar hocha lentement la tête.

« Cela nous plaît. Néanmoins, au cas où Jernau Gurgeh souhaiterait revenir sur sa décision avant la date prévue pour le début de la partie, nous espérons qu’il n’hésiterait pas à en informer le Bureau Impérial, qui se ferait alors un plaisir d’ajourner la finale jusqu’à ce que Jernau Gurgeh se sente tout à fait capable de jouer au jeu d’Azad au maximum de ses possibilités.

« Je remercie encore Votre Altesse.

« Nous sommes content de constater que Jernau Gurgeh n’a pas été grièvement blessé, et nous félicitons qu’il ait pu se rendre à cette audience », conclut Nicosar.

Sur quoi il adressa un bref hochement de tête à Gurgeh, puis regarda en direction d’un chambellan qui attendait impatiemment à l’écart.

Gurgeh se leva, s’inclina et sortit à reculons.

« On n’est pas obligé de faire plus de quatre pas en arrière avant de lui tourner le dos, commenta Flère-Imsaho. Mais à part ça, vous avez été très bien. »

Ils étaient de nouveau dans la chambre de Gurgeh.

« La prochaine fois, j’essaierai de m’en souvenir, répondit ce dernier.

« Bref, on dirait que vous êtes hors de danger. J’ai un peu écouté aux portes, pendant votre petit tête-à-tête ; les chambellans sont généralement au courant de tout ce qui se passe. Apparemment donc, on a surpris un apical qui tentait de fuir le maser et les exocontrôles par la forêt ; il avait perdu l’arme qu’on lui avait donnée pour se défendre – cela valait mieux, d’ailleurs, parce que c’était en réalité une bombe –, ce qui leur a permis de le prendre vivant. Il a avoué sous la torture, et donné le nom d’un des sbires de Hamin, qui à son tour a tenté de marchander ses aveux. Alors ils s’en sont pris à Hamin.

« Vous voulez dire qu’ils l’ont torturé ?

« Un petit peu seulement. Il n’est plus tout jeune, et puis il fallait bien qu’il reste en vie pour subir le châtiment dont déciderait l’Empereur. L’apical exocontrôleur ainsi qu’un autre acolyte ont été empalés, le sbire marchandeur de Hamin a été enfermé dans une cage en pleine forêt et abandonné là en attendant l’Incandescence, et Hamin lui-même privé de drogues anti-G ; dans cinquante jours tout au plus, il sera mort.

« Hamin…, fit Gurgeh en secouant la tête. Je ne savais pas qu’il avait peur de moi.

« Ma foi, comme je vous le disais, il n’est plus tout jeune. Ces gens-là ont parfois des idées bizarres.

« Croyez-vous que je sois désormais en sécurité ?

« Oui. L’Empereur désire que vous restiez en vie afin de mieux vous anéantir sur les tabliers d’Azad. Personne d’autre n’oserait vous nuire. Vous pouvez vous concentrer sur le jeu. Et puis, de toute manière, je veille sur vous. »

Gurgeh posa un regard incrédule sur le drone bourdonnant.

Il ne détectait pas trace d’ironie dans sa voix.

Gurgeh et Nicosar entamèrent trois jours plus tard la première des parties mineures. La finale promettait de se dérouler dans une ambiance curieuse ; un sentiment de déception brutale imprégnait le château de Klaff : dans l’Empire, cet ultime affrontement était habituellement l’aboutissement de six années de travail et de préparation, l’apothéose de tout ce que représentait et défendait l’Azad. Or, cette fois-ci, la succession à la tête de l’Empire était déjà réglée. Nicosar s’était d’ores et déjà assuré de régner sur une autre Grande Année en battant Vechesteder et Jhilno, encore qu’aux yeux du reste de l’Empire l’Empereur dût encore vaincre Krowo pour remporter le sceptre. Même si Gurgeh remportait la finale, cela ne changerait rien ; certain orgueil impérial en sortirait quelque peu blessé, voilà tout. La cour et le Bureau Impérial en tireraient des leçons et, dorénavant, on réfléchirait à deux fois avant d’inviter des étrangers décadents mais sournois à participer au jeu sacré.

Gurgeh avait l’impression qu’un grand nombre des résidents de la forteresse auraient préféré quitter Echronédal, regagner Eä ; mais on devait encore assister à la cérémonie du sacre et à sa confirmation religieuse ; par ailleurs, nul ne serait autorisé à partir avant que le feu ne soit passé et que l’Empereur ne se soit relevé de ses cendres.

Gurgeh et Nicosar étaient probablement les seuls à attendre la rencontre avec impatience ; même les joueurs-de-jeux et les observateurs étaient démoralisés à l’idée d’assister à une partie dont on leur avait d’avance interdit de discuter, même entre eux. Toutes les parties disputées par Gurgeh depuis son élimination officielle étaient sujet tabou. Elles n’existaient pas. Le Bureau Impérial des Jeux travaillait déjà très dur à concocter la version officielle de la finale entre Nicosar et Krowo. À en juger par leurs précédents résultats, Gurgeh ne doutait pas qu’elle serait parfaitement convaincante. Il lui manquerait peut-être l’ultime étincelle du génie, mais elle serait acceptée telle quelle.

Ainsi, tout était réglé d’avance. L’Empire disposait de nouveaux maréchaux (le remplacement de Yomonul allait toutefois occasionner quelques remaniements), de nouveaux généraux, amiraux, archevêques, ministres et juges. L’avenir de l’Empire était tout tracé, avec bien peu de changements par rapport à son cours passé. Nicosar maintiendrait sa politique actuelle ; les Prémisses déposées par les différents gagnants ne révélaient guère d’insatisfaction, et encore moins d’idées neuves. Courtisans et chambellans pouvaient donc respirer : rien ne changerait vraiment, et leur position n’était toujours pas menacée. Aussi observa-t-on, au lieu de la tension qui caractérisait habituellement la finale, une ambiance évoquant davantage celle des matches de démonstration. Seuls les deux concurrents estimaient participer à une vraie compétition.

Gurgeh fut tout de suite impressionné par le jeu de Nicosar. L’Empereur ne cessait de remonter dans son estime. Plus il analysait le style de l’apical, plus il se rendait compte qu’il avait décidément devant lui un joueur puissant et accompli. Il allait lui falloir plus que de la chance pour vaincre Nicosar ; pour ce faire, il devait devenir quelqu’un d’autre. Dès le début, il s’attacha à ne pas se faire battre à plate couture plutôt qu’à triompher de l’Empereur.

La plupart du temps, Nicosar jouait prudemment ; puis, brusquement, il se faisait remarquer par une brillante série de coups qui s’enchaînaient harmonieusement et semblaient tout d’abord l’œuvre d’un fou de génie, avant d’apparaître sous leur vrai jour : c’étaient en réalité des coups de maître, autant de réponses irréprochables apportées aux questions insolubles qu’ils avaient eux-mêmes posées.

Gurgeh fit de son mieux pour prévoir ces accès dévastateurs de force et de ruse combinées, et pour leur trouver une réplique une fois qu’ils étaient déclenchés. Mais dès la fin des parties mineures, c’est-à-dire quelque trente jours avant l’arrivée prévue du feu, Nicosar avait déjà sur lui un avantage considérable en pions et en cartes, à transférer sur le premier des trois grands tabliers. Gurgeh sentit que sa seule chance était de tenir bon, autant que possible, sur les deux premiers tabliers, et d’espérer récupérer un petit quelque chose sur le troisième.

Les bourgeons-de-cendre dressaient bien haut leurs têtes tout autour du château, montant à l’assaut de ses murailles comme une lente marée d’or. Gurgeh était revenu s’asseoir dans le même jardinet suspendu. Lors de sa première visite, il pouvait encore contempler l’horizon lointain par-dessus les bourgeons-de-cendre ; à présent, la vue était bouchée à vingt mètres par la plus proche de ces formidables cimes feuillues. Les derniers rayons du soleil épandaient l’ombre du château sur ce parterre végétal. Derrière Gurgeh s’allumaient les lumières de la forteresse.