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– La femme du veto, elle revenait de Guillos. Y a eu trois autres brebis de dégommées.

– Guillos? T'es certain? Ça fait drôlement loin.

– Ouais, ben j'invente rien. C'est à Guillos. Ça veut dire que la bête frappe partout. Demain, elle peut être à Terres-Rouges et après-demain à Voudailles. Si elle veut, comme elle veut.

– A qui étaient les brebis?

– À Grémont. Il est sens dessus dessous.

– Mais c'est que des brebis, hurla une voix. Et vous allez chialer pour ça?

Tout le monde se retourna pour voir le visage défait de Buteil, l'intendant des Écarts. Bon sang, Suzanne.

– Et personne qu'a versé une larme pour Suzanne qu'est même pas enterrée! Et ça pleurniche pour des bêlantes! Vous êtes tous des enculés!

– On pleurniche pas, Buteil, dit Larquet en tendant le bras. Possible qu'on soit tous des enculés, surtout Albert, mais personne oublie Suzanne. Mais c'est cette putain de bête qui l’a tuée, et bon sang faut la trouver.

– Ouais, dit une voix.

– Ouais. Et si les gars de Guillos la trouvent avant, on aura l'air de minables.

– On la chopera d'abord. Les gars de Guillos sont ramollis depuis qu'ils ne font que de la lavande.

– Rêvez pas les gars, dit le postier, un type assez neurasthénique. On est aussi périmés que les gars de Guillos ou d'ailleurs. On n'a plus le flair, on ne sent plus les pistes. Cette bête, on ne la chopera que le jour où eile rappliquera ici même pour boire un petit coup au comptoir. Et encore, faudra attendre qu'elle soit bourrée pour l'avoir, et en s'y mettant à dix. D'ici là, elle aura bouffé tout le pays.

– Ben dis donc, t'es gai, toi.

– C'est complètement con, cette histoire de loup qui vient boire un coup.

– Faut demander un hélico, proposa une voix.

– Un hélico? Pour voir dans la montagne? T'es débile ou quoi?

– Paraît en plus qu'on a perdu Massait, dit une autre voix. Les gendarmes le cherchent au mont Vence.

– Ben ça, c'est pas ce que j'appelle une perte, dit Albert.

– Pauvre con, dit Larquet.

– Ça suffit, dit Lucie.

– Et qu'est-ce qui te dit que Massart n'a pas été pris par la bête? Avec cette manie de toujours sortir la nuit?

– Ouais, on va le retrouver déchiqueté, le Massart. C'est moi qui vous le dis.

Lawrence attrapa Camille par le poignet.

– On s'en va, lui dit-il. Ils me rendent dingue.

Une fois sur la place, Lawrence reprit son souffle comme s'il était sorti d'un nuage toxique.

– Un ramassis de tarés, gronda-t-il.

– Ce n'est pas un ramassis, dit Camille. Ce sont des hommes qui ont peur, qui ont du chagrin, ou qui sont déjà bourrés. Entendu, Albert est taré.

Ils remontèrent les rues brûlantes vers la maison.

– Qu'est-ce que tu en dis? demanda Camille.

– Quoi? Qu'ils étaient bourrés?

– Non. Le village où a eu lieu l'attaque. Guillos. C'est le lieu pointé sur la carte.

Lawrence s'arrêta, dévisagea Camille.

– Comment Massart aurait-il pu savoir? murmura-t-elle. Comment aurait-il pu savoir, avant?

On entendit des séries d'aboiements au loin. Lawrence se raidit.

– Les gendarmes qui le cherchent, dit-il en ricanant. Peuvent toujours, le trouveront pas. Était cette nuit à Guillos, sera demain à La Castille. C'est lui qui tue. Lui qui tue, Camille, avec Crassus.

Camille fit un mouvement pour parler, et renonça. Elle ne voyait plus quoi dire pour soutenir Massart

– Avec Crassus, reprit Lawrence. En cavale. Égorgera brebis, femmes, enfants.

– Mais pourquoi, bon Dieu? murmura-t-elle.

– Parce qu'il n'a pas de poils.

Camille lui jeta un regard incrédule.

– Et ça l'a rendu fou, compléta Lawrence. On va chez les flics.

– Attends, dit Camille en le retenant par le bras.

– Quoi? Tu veux qu'il attaque d'autres Suzannes?

– Attendons jusqu'à demain. Voir si on le retrouve. Je t'en prie.

Lawrence hocha la tête et remonta la rue en silence.

– Augustus n'a rien bouffé depuis vendredi, dit-il. Je monte au Massif. Serai là demain midi.

Le lendemain à midi, Massart n'avait pas été retrouvé. Aux informations de treize heures, on annonça deux brebis égorgées à La Castille. Le loup se déplaçait vers le nord.

A Paris, Jean-Baptiste Adamsberg nota l'information. Il s'était procuré une carte d'état-major du Mercantour, qu'il avait fourrée dans le dernier tiroir de son bureau, un tiroir dévolu aux questions confuses et aux manœuvres aléatoires. II souligna en rouge le nom de La Castille. Hier, il avait souligné Guillos. Il contempla longuement la carte, la joue calée sur sa main, méditatif.

Son adjoint Danglard le regardait faire, un peu désolé. Il ne comprenait pas qu'Adamsberg s'intéresse à ce point à cette histoire de loup, alors qu'une complexe affaire d'homicide rue Gay-Lussac était en cours – un cas de légitime défense un peu trop idéal pour être vrai – et qu'une tueuse folle à lier avait fait serment de lui tirer une bonne petite balle dans le bide. Mais il en avait toujours été ainsi: Danglard n'avait jamais pu saisir la logique singulière qui guidait les choix d'Adamsberg. Pour lui d'ailleurs, il ne s'agissait en aucun cas de logique, mais d'une anarchie perpétuelle tissée de songes et d'instincts, et qui menait, par des voies inexpliquées, à des réussites indéniables. Cependant, suivre Adamsberg dans les cheminements de ses pensées était au-delà de ses forces nerveuses. Car non seulement ces pensées étaient de nature incertaine, à mi-chemin entre l'état gazeux, liquide et solide, mais elles s'aggloméraient sans cesse à d'autres pensées sans qu'aucun lien raisonnable ne préside à ces unions. Et pendant que Danglard, avec son esprit aiguisé, triait, classait, sériait et extrayait des solutions méthodiques, Adamsberg mêlait les niveaux d'analyse, inversait les étapes, dispersait les cohérences, jouait avec le vent. Et au bout du compte, avec sa formidable lenteur, extirpait une vérité du chaos. Danglard supposait donc que le commissaire possédait – comme on le dit des malheureux ou des grands esprits – une «logique à lui». Il s'efforçait depuis des années de s'en accommoder, déchiré entre admiration et exaspération.

Car Danglard était un homme déchiré. Tandis qu'Adamsberg avait été coulé en une fois – et un peu à la hâte sans doute – mais d'une seule matière, autonome et mouvante, n'offrant au réel que des prises provisoires. Curieusement, c'était un type facile à vivre. Sauf pour tous ceux, bien entendu, qui avaient voulu mettre la main dessus. Il y en avait. Il y a toujours des gens qui veulent vous mettre la main dessus.

Le commissaire mesura avec les doigts la distance entre Guillos et La Castille, puis la reporta à partir de La Castille, cherchant le prochain point d'impact de ce loup sanguinaire errant en quête de terres nouvelles. Danglard le regarda faire pendant quelques minutes. Adamsberg était capable, au sein même du monde vaporeux et parfois visionnaire de ses pensées, d'une déconcertante rigueur technique.

– Quelque chose qui cloche avec ces loups? tenta Danglard.

– Ce loup, rectifia Adamsberg. Il est tout seul mais il compte pour dix. Un mangeur d'hommes insaisissable.

– Et ça nous regarde? D'une manière ou d'une autre?

– Non, Danglard. Comment voudriez-vous que ça nous regarde?

Danglard se leva, examina la carte par-dessus l'épaule du commissaire.

– Pourtant, ajouta Adamsberg à mi-voix, il faudra bien que quelqu'un s'en occupe, un jour ou un autre.

– La fille, coupa Danglard, Sabrina Monge, a repéré la sortie par les caves. On est grillés.

– Je sais.

– Faut la bloquer avant qu'elle ne vous descende.

– On ne peut pas l'arrêter. Il faut qu'elle me tire dedans, qu'elle me rate, qu'on la ramasse. Après ça, on pourra travailler. Des nouvelles du gosse?