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– On avait compris, dit Soliman.

– Bien sûr, dit Camille. Je vous laisse réfléchir.

Camille s'assit devant son synthétiseur et mit son casque. Elle pianota pour la forme, l'esprit surchauffé, à mille lieues des campagnols en blouse. Courir après Massart? Tout seuls comme trois égarés? Qu'est-ce qu'ils étaient d'autre que trois égarés?

Soliman fit un signe de la main, Camille ôta son casque, revint à la table. C'est le Veilleux qui prit la parole.

– Jeune fille, dît-il, vous avez déjà écrabouillé des araignées?

Camille serra le poing et le posa sur la table, entre Soliman et le Veilleux.

– J'ai écrabouillé des wagons d'araignées, dit-elle, j'ai bousillé des centaines de nids de guêpes et j'ai anéanti des fourmilières entières en les jetant dans le fleuve avec cinq kilos de ciment prompt aux pieds. Et je ne discute pas de la peine de mort avec deux tarés comme vous. C'est non, ce sera toujours non, et mille ans après votre mort.

– Deux tarés, tu dis? dit Soliman.

– C'est ce qu'elle dit, dit le Veilleux. Fais pas répéter.

– Répète, Camille?

– Deux cons, deux tarés.

Sol allait se lever quand le Veilleux lui mit la main sur le bras.

– Respect, Sol. Cette jeune femme n'a pas tort. Considère bien qu'elle n'a pas tort. Marché conclu, dit-il en se retournant vers Camille et en lui tendant la main.

– Pas de bouillie? demanda Camille, méfiante, sans tendre sa main.

– Pas de bouillie, répondit le Veilleux de sa voix sourde en reposant sa main.

– Pas de bouillie, répéta Soliman de mauvaise grâce.

Camille hocha la tête.

– Quand est-ce qu'on part? demanda-t-elle.

– On enterre ma mère demain. On part dans l'après-midi. Buteil aura préparé le camion. Viens demain matin.

Les deux hommes se levèrent, Soliman en souplesse, le Veilleux tout en raideur.

– Un truc, dit Camille. Un détail du contrat à régler. Rien ne dit qu'on trouvera cet homme. Si après dix jours, trente jours, on n'est parvenus à rien, qu'est-ce qu'on fait? On ne va pas lui coller au cul toute la vie, si?

– Toute la vie, jeune fille, dit le Veilleux.

– Ah bien, dit Camilie.

XV

Toute la nuit, Camille dormit d'un sommeil de surface, l'esprit en alerte, avec la conscience d'un petit truc qui clochait. Elle sut en ouvrant les yeux que c'était un gros truc qui clochait. Elle avait accepté la veille au soir de lancer la bétaillère de Suzanne aux basques d'un assassin. Elle entrevoyait ce matin les défauts majeurs de l'entreprise: niaiserie du projet, danger de l'exécution, désagrément de la promiscuité avec deux types presque inconnus qui n'avaient pas l'air au mieux de leur quiétude.

Maïs étrangement, l'idée d'annuler tout bonnement son engagement de la veille ne l'effleura même pas. Elle se prépara au contraire avec le sérieux et la vigilance de ceux qui préméditent un coup difficile. Le coup en question, dans sa simplicité balourde, présentait un avantage unique mais décisif, celui de bouger. Courir après Massart, même naïvement, était préférable à l'attendre ici sans remuer, même intelligemment. Cette attirance pour le mouvement – pour le mouvement raisonné, car Camille ne savait pas se déplacer sans but – avait la veille emporté sa décision. Sa station immobile à Saint-Victor commençait à nouer son esprit et à porter ses fruits, des fruits un peu fades. Il y avait enfin cette histoire de marigot où s'était coincée l'âme de Suzanne. Camille n'y ajoutait pas plus foi que Soliman lui-même, mais le meurtre de Suzanne et la fuite de Massart faisaient siffler en elle, ainsi qu'entre deux portes ouvertes, un douloureux courant d'air. Et il lui semblait qu'en lançant le camion sur les pas de l'homme et du loup, il y aurait moyen d'arrêter ce souffle.

Camille acheva de préparer son sac à dos, roula ses partitions dans le soufflet droit, le Catalogue de l'Outillage Professionnel dans le soufflet gauche et le chargea sur ses épaules. Elle attrapa sa sacoche à outils, vérifia une dernière fois l'état des lieux et ferma la porte.

Il régnait aux Écarts cette vie ralentie qui précède les enterrements. Buteil et Soliman s'activaient autour du camion avec des gestes traînants. Camille les rejoignit, posa son sac auprès d'eux. Vu de près, le camion avait en effet plus l'allure d'une bétaillère que de quoi que ce soit d'autre. A l'aide du jet d'eau, Buteil était en train d'en rincer le plancher et les claires-voies, projetant vers le sol des coulées noires et épaisses de paille et de crottin. Soliman dépliait les éléments de la bâche qui devait recouvrir l'ossature du poids lourd. Car – et Camille réalisait seulement maintenant ce que cela signifiait – ce camion allait leur servir de chambre.

– Faut pas vous biler, lui cria Buteil, élevant la voix pour couvrir le sifflement du jet d'eau. Ce camion, c'est comme la Belle et la Bête, ça se transforme. J'en fais un trois étoiles en moins de deux heures.

– Buteil, expliqua Soliman à Camille, a souvent pris la bétaillère pour se promener en famille. Fais-lui confiance, t'auras tout le confort et une chambre pour toi seule.

– Si tu le dis, dit Camille en hésitant.

– Le seul truc, c'est l'odeur, reconnut Soliman. On ne peut pas tout à fait s'en débarrasser. C'est incrusté dans le bois.

– Oui.

– Même dans le fer.

– Oui.

Soudain, le jet s'arrêta net. Soliman regarda sa montre. Dix heures trente.

– Faut se changer, dit-il d'une voix tremblée. Ça va être l'heure.

Les deux hommes croisèrent Lawrence qui remontait le chemin de terre à petite vitesse. Le Canadien, habillé de sombre, béquilla sa moto, enlaça Camille.

– T'ai pas trouvée à la maison, dit-il. Urgence aux Écarts?

– J'accompagne Soliman et le Veilleux après l'enterrement. Ils veulent coller après Massart et ils n'ont pas le permis.

– Quel rapport? dit Lawrence en se reculant et en regardant Camille.

– Je sais conduire le camion.

Lawrence secoua la tête.

– Tu l'as fait exprès? demanda-t-il d'une voix un peu contenue. D'être camionneur? Tu ne pouvais pas t'en empêcher?

Camille haussa les épaules.

– Ça s'est fait comme ça, dit-elle. Pendant les tournées en Allemagne, le régisseur de l'orchestre ne voulait pas conduire jour et nuit. Il m'a appris sur le tas.

– God, camionneur, dit Lawrence, qui était contraint à cause de Camille, rien qu'à cause de Camille, de tailler d'énormes encoches dans ses idéaux.

– Ça n'a rien de dégradant, dit Camille.

– Ça n'a rien de surfin non plus.

– Non plus.

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de chauffeur avec Soliman et le Veilleux? Tu les déposes où?

– C'est la question, Lawrence. Je ne les dépose pas, je les conduis au bout du monde jusqu'à ce qu'ils agrippent Massart.

– Tu veux dire que ces deux types ont réellement décidé de chercher Massart? demanda Lawrence en commençant à s'alarmer.

– C'est cela.

– Et c'est toi qui vas les emmener? Tu pars?

– Oui. Pas longtemps, dit Camille, un peu hésitante.

Lawrence posa ses mains sur ses épaules.

– Tu pars? répéta-t-il.

Camille leva les yeux. Une douleur fugitive passa sur le visage du Canadien. Il secoua ses cheveux.

– Mais pas tout de suite, dit-il en serrant ses doigts sur son épaule. Reste avec moi. Reste cette nuit.

– Sol veut partir après l'enterrement.

– Une nuit.

– Je reviens. Je t'appellerai.

– N'a pas de sens, murmura Lawrence.

– Les flics ne bougent pas et l'homme en tuera d'autres. Tu l'as dit toi-même.

– God. T'ai pas dit de partir.

– Ils ne savent pas conduire.

– J'ai envie que tu restes, insista Lawrence.

Camille secoua doucement la tête.

– Ils m'attendent, dit-elle à voix basse.