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– Je ne me bile pas.

– Vous vouiez l'essayer?

Camille acquiesça et suivit Buteil jusqu'à la cabine. Elle grimpa les deux marches et s'installa sur le siège du conducteur, le régla, étendit les bras sur le large volant brûlant. Buteil lui donna les clefs et se recula. Camille mit le contact, embraya et manœuvra lentement sur le chemin carrossable de la bergerie, avant, demi-tour, arrière, demi-tour, avant. Elle coupa le contact.

– Ça ira, dit-elle en descendant.

Comme convaincu par la manœuvre, Buteil lui tendit les papiers. Soliman arriva à cet instant, le pas lent, le visage tiré, les yeux rouges et fixes.

– On file dès que tu es prête, dit-il.

– On ne bouffe même pas là?

– On bouffera dans le camion. Plus on tarde, plus le vampire s'éloigne.

– Je suis prête, dît Camille. Apporte tes affaires et amène le Veilleux.

Dix minutes plus tard, Camille, qui fumait à côté de Buteil à l'arrière du camion, vit monter Soliman avec un sac sur le dos et un dictionnaire sous le bras.

– Tu prends le lit de devant, à gauche, ordonna Buteil.

– Bien, dit Soliman.

– Sol est un type soigneux, dit Buteil. Ça va lui prendre un sacré moment de ranger son tiroir.

– Buteil, appela Soliman depuis l'intérieur du camion, ça pue quand même dans cette bétaillère.

– Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? dit l'intendant, un peu agressif. On fait pas de la courgette ici. On fait de la brebis.

– Ne t'énerve pas. Je te dis juste que ça pue.

– Ça s'en va quand on roule, intervint Camille.

– Précisément.

Lawrence arrivait vers eux, suivi du Veilleux.

– “Amour”, annonça Soliman, appuyé au vantail du camion, les mains posées sur les hanches. “Affection vive pour quelqu'un ou pour quelque chose. Penchant dicté par les lois de la nature. Sentiment passionné pour une personne de l'autre sexe.”

Camille se retourna vers Soliman, un peu déconcertée.

– C'est le dictionnaire, expliqua Buteil. Il a tout là-dedans, ajouta-t-il en montrant son front.

– Je vais dire au revoir, dit Camille en se levant du marchepied.

Le Veilleux monta à son tour dans la bétaillère, vida d'un coup le contenu de son sac dans le tiroir que lui indiqua Buleil, le premier en entrant à droite. Puis il attendit debout près du marchepied, à côté de Soliman, et se roula une cigarette avec du gros tabac. Le Veilleux avait remis aussitôt après la cérémonie son pantalon de velours avachi et sa veste déformée, enfilé ses chaussures de montagne et posé sur sa tête son chapeau à ruban noir, fragilisé par l'âge et gris de poussière. Il s'était coiffé, rasé et avait passé sur son mailîot de corps une chemise blanche et propre, un peu raide. II se tenait droit, cigarette pendant aux lèvres, poing gauche calé sur son bâton. Son chien s'était couché sur ses pieds. Il sortît son canif et en lissa la lame sur sa cuisse.

– Quand est-ce qu'il va démarrer, ce déplacement sur route? demanda-t-il de sa voix grave.

– Ce quoi? dit Soliman.

– Ce roade-mouvie. Ce déplacement.

– Ah. Dès que Camille aura fini de dire au revoir au trappeur.

– De mon temps, les jeunes femmes n'embrassaient pas les hommes sous mes yeux dans les chemins de terre.

– C'est toi qui as eu l'idée de la faire venir.

– De mon temps, continua le Veilleux en rabattant la lame de son canif, les jeunes femmes ne conduisaient pas les camions.

– Si t'avais su le conduire, on n'en serait pas là.

– J'ai pas dit que j'étais contre, Sol. Et même, ça me plaît.

– Quoi?

– Les bras de cette fille sur le volant du camion. Ça me plaît.

– Elle est jolie, dit Soliman.

– Elle est plus que ça.

Lawrence, les bras passés autour de Camille, les observait de loin.

– Le vieux s'est mis en frais pour toi, dit-il. Chemise immaculée rentrée dans son pantalon cradingue.

– Il n'est pas cradingue, dit Camille.

– Plus qu'à prier le Ciel qu'il n'emporte pas le chien. Il doit puer, le chien.

– C'est possible.

– God. Tu es sûre que tu veux partir?

Camille regarda les deux hommes qui l'attendaient sur le marchepied, soucieux, tendus. Buteil mettait la dernière main à son installation, suspendait une mobylette au flanc gauche, un vélo au flanc droit.

– Certaine, dit-elle.

Eile embrassa Lawrence qui la serra longuement contre lui, puis la laissa aller avec un signe. Du camion, elle le regarda rejoindre sa moto, lancer le moteur, s'éloigner sur la route.

– Et maintenant? dit-elle aux deux hommes.

– On lui colle au cul, dit le Veilleux en levant le menton, très raide, le regard impérieux.

– Vers où? Il était à La Castille dans la nuit de lundi. Ça lui fait presque quarante-huit heures d'avance.

– On démarre, dit Soliman. Je t'expliquerai l'idée en route.

Soliman était un jeune homme aérien, au profil net, élégant, toujours un peu levé vers le ciel, au dos cambré, aux membres allongés, aux mains légères. Il avait le visage lisse, encore enfantin, presque limpide. Mais il flottait toujours sur ce visage une lueur d'ironie ou de simple amusement, celle d'un type qui contient à grand-peine une énorme blague ou une sagesse supérieure, celle d'un type qui se parle tout seul et qui se dit "Attendez-vous à en voir une bien bonne". Camille s'imagina que les influences mêlées du dictionnaire et des histoires africaines avaient peut-être donné à Soliman ce sourire étrange de fin connaisseur, qui l'éclairait de manière ambiguë, le teintant d'expressions contrastées, parfois dociles, bienveillantes, parfois ombrageuses, autoritaires. Elle se demanda quelle sorte de sourire finirait par lui donner la consultation assidue du Catalogue de l'Outillage Professionnel, peut-être pas quelque chose de très désirable.

Camille monta son propre sac dans le camion, en rangea le contenu dans le tiroir glissé sous son lit – celui du fond, à gauche, avait dit Buteil -, ferma les vantaux arrière, se hissa sur le siège du chauffeur, aux côtés des deux hommes déjà installés, Soliman au milieu, le berger contre la vitre.

– Il vaudrait mieux mettre le bâton au sol, conseilla-t-elle au Veilleux en se penchant vers lui. En cas de coup de frein brusque, il vous casserait le menton.

Le Veilleux hésita, réfléchit, puis coucha le bâton sous ses pieds.

– Et la ceinture, ajouta Camille d'une voix douce, se demandant si, au fond, le Veilleux était jamais monté dans une voiture. Il faut accrocher ce truc. En cas de coup de frein brusque.

– Ça va me coincer, dit le Veilleux. Je n'aime pas qu'on me coince.

– C'est le règlement, dit Camille. C'est obligatoire.

– Nous, dit Soliman, on s'en branle du règlement.

– Entendu, dit Camille en mettant le contact. Quelle direction générale?

– Plein nord, vers le Mercantour.

– En passant par où?

– La vallée de la Tinée.

– Bon. C'est ma direction aussi.

– Ah oui? dit Sol.

– Oui. Je t'expliquerai l'idée en route.

La bétaillère sortit bruyamment du chemin de terre et de caillasse. Buteil, adossé à la vieille barrière de bois, leur fit un signe de main contraint, avec la mine soucieuse d'un gars qui voit sa maison foutre le camp à travers les champs.

XVII

Camille engagea lentement le camion sur la route.

– C'était obligé d'emmener le chien? demanda-t-elle.

– Vous en faites pas, répondit le Veilleux, c'est un chien de troupeau. Il attaque les loups, les renards, les saletés de toutes sortes et les loups-garous mais il ne touche pas les femmes. Interlock respecte les femmes.

– Je ne m'en faisais pas, dit Camille doucement. C'est simplement qu'il sent fort.

– Il sent le chien.

– C'est ce que je disais.

– On ne peut pas empêcher un chien de sentir le chien. Interlock veillera sur nous. Comptez sur lui pour signaler cette vacherie de loup-garou à cinq kilomètres à la ronde. Personne n'est obligé de savoir qu'il a les dents limées.