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– II se croit loup, au moins, dit Soliman. C'est déjà assez.

– Sans doute.

– Le trappeur a montré cette carte aux flics?

– Evidemment. Ils y voient un voyage ordinaire à Manchester.

– Et pour les croix?

– Simple question de boulot, d'après eux. Ça se tient, si tu es convaincu que Suzanne a été attaquée par un loup, juste par un loup. Et les flics en sont convaincus.

– Des imbéciles, dit le Veilleux d'une voix ferme. Un loup n'attaque pas l'homme.

Il y eut un nouveau silence. L'image de Suzanne égorgée repassa devant les yeux de Camille.

– Non, murmura Camille.

– On lui colle au cul, dit le Veilleux.

Camille mit le contact et dégagea le camion du refuge. Elle roula pendant plusieurs minutes en silence, les bras tendus sur le volant.

– J'ai calculé, dit Soliman. Massart peut faire quinze à vingt kilomètres par nuit sans fatiguer les bêtes. Il doit être à présent tout au nord du Mercantour, disons à la hauteur du col de la Bonette. Cette nuit, il va se laisser descendre sur Jausiers, vingt-cinq kilomètres. C'est là qu'on l'attendra à l'aube, si on ne le croise pas avant dans la montagne.

– Tu veux qu'on coure toute la nuit dans le Mercantour?

– Je propose simplement de jeter l'ancre au col. On se relaiera cette nuit pour surveiller la route, mais je n'en attends rien. Il connaît les passes et les sentiers. A cinq heures et demie du matin, on descend sur Loubas et c'est là qu'on le saisit.

– Qu'entends-tu par “saisir”? demanda Camille. Tu as déjà essayé de saisir un type comme Massart, bordé d'un dogue et d'un loup?

– On va se préparer. On repérera sa voiture et on le suivra jusqu'à ce qu'il massacre un troupeau. Flagrant délit. Là, on le serrera.

– Avec quoi, Sol?

– On avisera. C'est embêtant que tu ne connaisses pas Jausiers.

– Pourquoi cela?

– Parce que cela veut dire que tu ne connais pas la route. Ça va grimper en lacets à flanc de montagne jusqu'à presque trois mille mètres. Étroit comme mon bras, avec un ravin d'un côté et un muret de protection défoncé tous les deux mètres. Ce qu'on vient de faire, c'est de la rigolade à côté.

– Bon, dit Camille, pensive. Je ne voyais pas le Mercantour comme ça.

– Tu le voyais comment?

– Je voyais quelque chose de chaud et de modérément montagneux. Avec des oliviers. Un truc comme ça.

– Eh bien c'est froid et exagérément montagneux. Il y a des mélèzes, et quand c'est trop haut pour subsister, il n'y a plus rien du tout, que nous trois, avec le camion.

– C'est gai, dit Camille.

– Tu ne sais pas que les oliviers s'arrêtent à six cents mètres?

– A six cents mètres de quoi?

– D'altitude, bon sang. Les oliviers s'arrêtent à six cents mètres, tout le monde sait cela.

– Dans les régions d'où je viens, il n'y a pas d'oliviers.

– Ouais. Vous bouffez quoi, alors?

– Des betteraves. C'est courageux la betterave. Ça ne s'arrête pas, ça fait le tour du monde.

– Si tu plantes ta betterave en haut du Mercantour, eh bien, elle crèvera.

– Bon. Ce n'est pas ce que je voulais faire, de toute façon. Combien de kilomètres pour atteindre ce foutu col?

– Une cinquantaine. Les vingt derniers sont les plus terribles. Tu crois que tu vas y arriver?

– Aucune idée.

– T'as les bras qui tirent?

– Oui, j'ai les bras qui tirent.

– Tu crois que tu peux t'en sortir?

– Fous-lui la paix, Sol, gronda le Veilleux. Laisse-la tranquille.

XVIII

Il était sept heures du soir et la chaleur baissait lentement. Agrippée au volant du 508, Camille ne lâchait plus la route des yeux. On pouvait encore y croiser un véhicule sans trop de peine mais les tournants incessants et difficiles lui mettaient les bras en bouillie. C'est qu'il ne s'agissait pas d'y aller à l’à-peu-près.

Ça montait. Camille ne parlait plus et Soliman et le Veilleux s'étaient tus après elle, le regard rivé sur la montagne. On avait quitté les feuillages rassurants des noisetiers et des chênes. Les sombres pins sylvestres se serraient à perte de vue sur les pentes rocheuses. Camille les trouvait sinistres, aussi inquiétants que des coulées de soldats en uniformes noirs. Au loin se profilaient la zone des mélèzes, un peu plus claire, tout aussi régulière et martiale, puis le gris-vert des alpages du Mercantour et, plus haut encore, les pics rocheux dénudés. On allait vers l'austérité. Elle souffla un peu en se laissant descendre sur Saint-Étienne, dernier village avant de quitter la vallée et d'entamer l'ascension du Massif. Dernier poste habité, où l'on ferait mieux de s'incruster, pensa Camille. Deux mille mètres à grimper en bétaillère en vingt-cinq kilomètres, ça n'allait pas être une partie de plaisir.

Camille s'arrêta à la sortie de Saint-Étienne, attrapa la bouteille d'eau, but lentement puis laissa pendre ses bras pour les reposer. Elle n'était pas sûre de pouvoir tenir le camion dans des conditions pareilles. Elle n'aimait pas beaucoup les précipices et se sentait en limite de ses capacités physiques.

Ni Soliman ni le Veilleux ne parlaient. Ils épiaient la montagne, et elle ne savait pas s'ils y cherchaient la silhouette torse du loup-garou ou s'ils s'inquiétaient d'y voir tomber la bétaillère. Ils avaient l'air plutôt confiants et Camille en déduisit qu'ils guettaient Massart.

Elle jeta un regard à Soliman, qui lui sourit.

– “Obstination”, dit-il. "Action de s'attacher avec ténacité à quelque chose. Entêtement."

Camille démarra et la bétaillère quitta le village. Un panneau leur signala qu'ils abordaient la plus haute route d'Europe, un autre recommanda la prudence. Camille respira à fond. Ça puait le chien, le suint et la sueur, mais cet écœurant mélange domestique la réconforta.

Deux kilomètres plus loin, le camion s'engageait dans le Mercantour. La route fut à peu près comme Camille le redoutait, étroite et serpentine, mince filet incisé au flanc de la montagne comme une légère cicatrice. La bétaillère se glissait lentement sur cet escarpement, dans un grand bruit de ferraille, soufflant dans les reprises des tournants en épingle à cheveux. Camille frôlait de l'aile droite la paroi rocheuse, presque verticale, et de l'autre, elle dominait tout l'à-pic. Elle détournait son regard du vide, guettant les bornes d'altitude sur le bas-côté de la route. A deux mille mètres, les arbres commencèrent à se clairsemer et le moteur à chauffer, faute d'oxygène. Camille, mâchoires serrées sous l'effort, surveillait l'indicateur de température. Il n'était pas dit que le camion tienne. Du costaud, avait assuré Buteil, qui baladait sans peine la bétaillère d'alpage en alpage. Elle n'aurait pas refusé son coup de main pour achever la montée vers le col.

Deux mille deux cents mètres, extinction des derniers mélèzes rachitiques, début des pâturages tendus comme des tapis sur les pentes grises. Âpre beauté bien sûr, mais monde désertique de géants et de silence, où l'homme, pire encore son mouton, semblait hors de proportion. De loin en loin apparaissaient de vieilles bergeries aux toits de tôle, isolées sur les flancs des herbages. Camille jeta un coup d'œil au Veilleux. Il était presque somnolent, sous l'ombre de son chapeau clair, aussi tranquille qu'un marin sur le pont d'un bateau. Elle l'admira. Ça l'épatait qu'il ait pu passer sa vie dans ces lieux immensément vides, cinquante ans durant, pas plus gros qu'un pou courant sur le dos d'un mammouth, sans plus s'en faire que cela. On disait toujours d'un ton mauvais que Massart n'avait pas eu de femme, mais le Veilleux non plus n'en avait pas eu, et personne n'en parlait. Toujours tout seul dans les montagnes. Deux mille six cent vingt-deux mètres. Camille dépassa en douceur deux cyclistes à bout de forces, personne ne les oblige, et passa en première pour une ultime série de virages montant vers le col. Les muscles lui brûlaient la poitrine.