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– “Sommet”, annonça alors Soliman, rompant le silence. "Le haut, la partie la plus élevée. Degré suprême, perfection, point culminant.” Gare-toi à la cime, Camille, ajouta-t-il. Il y a un parking.

Camille hocha la tête.

Elle amena le camion jusqu'à l'ombre, coupa le moteur, laissa tomber les bras, ferma les yeux.

– “Relâche”, dit Soliman au Veilleux. “Interruption dans un travail, un exercice. Repos, intermittence. Suspension momentanée des représentations.” Descends, on va faire à dîner pendant qu'elle souffle un peu.

Ce n'était pas si facile de se sortir du camion et Soliman donna un coup de main au berger, le portant presque pour lui faire descendre les deux marches.

– Ne me traite pas comme un vieillard hors d'usage, dit le Veilleux d'un ton sec.

– T'es pas hors d'usage. T'es un type très vieux, très raide et pas mal bousillé et si je ne t'aide pas, tu vas te casser la gueule. Après, on t'aura sur le dos tout le voyage.

– Tu m'emmerdes, Soi. Lâche-moi maintenant.

Une heure plus tard, Camille rejoignit les deux hommes qui dînaient dehors, assis sur les pliants, de part et d'autre de la caisse en bois. Le jour commençait à baisser. Elle jeta un regard circulaire aux environs, cimes et pins jusqu'au bout des points de fuite. Pas un hameau, pas une baraque, pas un homme qui bouge dans ce domaine des loups. Les deux cyclistes passèrent à cet instant sur la route du col.

– Voilà, dit-elle, on est tout seuls.

– On est trois, dit Soliman en lui tendant une assiette.

– Plus Ingerbold, ajouta Camille.

– Interlock, corrigea Soliman. Machine à tricoter un tissu à mailles.

– Oui, dit Camille. Excuse-moi.

– On est quatre, rectifia le Veilleux.

Assis tout droit sur son tabouret, il étendit un bras vers les alpages.

– Nous, et lui, dit-il. Il est par là. Il se terre, il attend. Dans une heure, dès qu'il fera sombre, il se mettra en route avec ses bêtes. Il cherchera de la viande, pour elles et pour lui.

– Tu crois qu'il mange aussi la viande des brebis tuées? demanda Soliman.

– Forcément qu'il boit au moins le sang, affirma le Veilleux. On a oublié de sortir le pinard, ajouta-t-il aussitôt. Va le chercher, Sol. J'en ai apporté toute une caisse, derrière la bâche des toilettes.

Soliman revint avec une bouteille de blanc sans étiquette. Le Veilleux la présenta sous les yeux de Camille.

– Le vin du village, expliqua-t-il en sortant un tire-bouchon de sa poche, le blanc de Saint-Victor. Intransportable. Ça vous tient en vie, une sorte de miracle. Bon pied, bon cul, bon œil. Il nous faut rien d'autre.

Le Veilleux porta la bouteille à ses lèvres.

– T'es pas un vieux berger solitaire, ici, dit Sol en lui retenant le bras. T'as de la compagnie. Bois pas comme un dégueulasse. A partir de ce soir, on boit dans des verres.

– J'aurais partagé, de toute façon, dit le Veilleux.

– Il s'agit pas de ça, dit Soliman. On boit dans des verres.

Le jeune homme en donna un à Camille qui le tendit au Veilleux.

– Gaffe, dit le Veilleux en versant le vin, il est piégeux.

C'était un vin au goût inhabituel, sucré, un peu pétillant, qui avait chauffé dur dans le camion. Camille ne put décider si ça les raviverait tout au long de la route ou si ça les tuerait en trois jours. Elle tendit son verre pour en avoir une seconde ration.

– Piégeux, répéta le Veilleux en levant un doigt.

– On va s'installer là à tour de rôle, dit Soliman en montrant du bras un pic rocheux sur leur droite. On voit toute la montagne. Camille prend la première garde jusqu'à minuit et demi, puis moi. Je vous réveille à cinq heures moins le quart.

– La jeune fille devrait dormir, dit le Veilleux. Elle a toute la montagne à descendre, demain.

– C'est juste, dit Soliman.

– Ça ira, dit Camille.

– On n'a pas le fusil, dit le Veilieux en jetant un regard de rancune à Camille. Qu'est-ce qu'on fait si on le voit?

– Il ne passera pas par la route du col, dit Soliman, il passera par un sentier à l'écart. Tout ce qu'on peut espérer, c'est l'apercevoir ou l'entendre. En ce cas, on saura à une heure près quand l'attendre à Loubas.

Le Veilleux se leva en s'appuyant sur son grand bâton, plia son tabouret de toile, le glissa sous son bras.

– Je vous laisse le chien, jeune fille, dit-il à Camille. Interlock défend les femmes.

Il lui serra la main, très droit, comme un partenaire se séparant après un match, et grimpa dans le camion. Soliman lui jeta un regard soupçonneux, et le suivit.

– Eh, dit-il en montant derrière lui. Dors pas à poil. T’as pensé à ça? Dors pas à poil.

– Je fais ce que je veux dans mon lit, Sol. Merde.

– Tu ne seras pas dans ton lit, tu seras sur ton lit, tellement on étouffe dans cette foutue bétaillère.

– Et après?

– Après, elle traversera le camion pour aller dormir. Elle est pas obligée de te voir à poil.

– Et toi? demanda le Veilleux, méfiant.

– Moi pareil, dit Soliman avec hauteur. Je mettrai un truc.

Le Veilleux soupira, s'assit sur le lit.

– Si ça peut te faire plaisir, dit-il. T'es un gars drôlement compliqué, Sol. On se demande où c'est que tu as pris ces manières.

– “Civilisation”, dit Sol.

Le Veilleux le coupa d'un geste.

– Ferme-la deux minutes avec ce putain de dictionnaire.

Soliman descendit du camion. A quelques mètres, Camille, debout, scrutait l'horizon qui s'obscurcissait. Elle était de profil, les mains coincées dans les poches arrière de son pantalon. Ligne du visage limpide, menton net, cou dégagé, cheveux sombres taillés sur la nuque. Il avait toujours trouvé Camille délicate, pure, presque parfaite. L'idée de dormir si près d'elle le troublait. Il n'y avait pas pensé avant le départ. Camille serait chauffeur, et Soliman n'avait pas songé une seconde à coucher avec le chauffeur. Mais une fois le camion à l'arrêt, Camille Cessait d'être chauffeur

pour être juste une femme qui s'endort sur le drap à deux mètres de vous, séparée par une simple bâche, et ce n'est pas grand-chose, une bâche. Alors qu'une femme comme Camille sur un lit à deux mètres de vous, c'est immense.

Camille tourna la tête.

– Tu sais s'il y a de l'eau ou quelque chose d'approchant, dans le coin? demanda-t-elle.

– Autant que tu veux, dit Soliman. À cinquante mètres à gauche, tu as une source et une retenue. On s'y est lavés pendant que tu dormais. Vas-y avant que le froid n'arrive vraiment.

L'idée soudaine que Camille puisse ôter cette veste, ce jeans et ces bottes lui serra le ventre. Il l'imagina se rinçant dans cette rivière, à cinquante mètres de là, pâle dans l'obscurité, affaiblie par la nudité. Sans bottes, sans veste, sans tee-shirt et sans camion, Camille lui semblait devenir aussi vulnérable que si un roc la protégeant se déplaçait brusquement. Désarmée, donc accessible. Ce n'est pas grand-chose, cinquante mètres.

Presque accessible. Tout, toujours, est dans ce presque. Si on parcourait ces cinquante mètres qui vous séparent de la fille nue à la rivière sans se soucier de rien, et que la fille nue soil contente de vous voir, pas mal des problèmes de la planète seraient simplifiés. Mais ça ne marche pas comme ça. Jamais. Ces cinquante derniers mètres sont d'une inconcevable complication, au départ, à l'arrivée, au milieu. Rien ne va.

Camille passa devant lui, une serviette autour des épaules. Soliman, assis en tailleur au sol, serra ses bras autour de ses genoux.

Presque accessible. Les cinquante derniers mètres les plus compliqués du monde.

XIX

Arrivé la veille au soir en Avignon, Jean-Baptiste Adamsberg avait trouvé un recoin idéal, de l'autre côté du Rhône, pour aller faire tanguer ses pensées. Où qu'il soit, une sorte de maître-instinct lui permettait de repérer en quelques heures les recoins nécessaires à sa survie. Il ne s'en faisait donc jamais, quand il voyageait, sur l'endroit où il allait atterrir. II savait qu'il trouverait. Ces recoins de survie se ressemblaient un peu tous, quels que soient le relief, le climat, la végétation de l'endroit, que ce fût ici, en Avignon, ou à l'autre bout du monde. Il s'agissait de trouver un lieu assez vide, assez sauvage, assez dissimulé pour que son esprit puisse se distendre sans contrainte, mais assez modeste aussi pour qu'on ne soit pas obligé de regarder ce lieu, de lui dire qu'il est beau. Les paysages à vous couper le souffle sont très gênants pour la pensée. On est obligé de s'occuper d'eux, on n'ose pas s'asseoir dessus sans un minimum d'égards.