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– Tu le regrettes, jeune fille? demanda le Veilleux.

– Non, dit Camille qui nota que, dans cette turbulence, le Veilleux avait laissé tomber le vouvoiement. Mais on avait dit “pas de fusil”. C'était l'accord. On avait dit "personne tue personne”.

– On tuera personne, dit le Veilleux.

Camille haussa les épaules, sceptique.

– Pourquoi as-tu dit “Melchior”? demanda-t-elle a Soliman.

– Pour signifier au Veilleux que je n'allais pas m'en sortir seul.

– Tu savais qu'il avait un fusil?

– Oui.

– Tu en as un aussi?

– Je t'assure que non. Tu veux fouiller mes affaires?

– Non.

Au soir, Adamsberg résuma son entrevue avec le préfet de Grenoble. Le Parquet ouvrait une enquête pour homicide. On cherchait un homme, et une bête dressée à tuer. Adamsberg avait donné le signalement d'Auguste Massart. On allait reprendre l'enquête pour le meurtre de Suzanne Rosselin, et dans toutes les communes touchées par le grand loup.

– Pourquoi ne lancent-ils pas un appel à témoin? demanda Soliman. Une photo de Massart dans les journaux?

– Illégal, dit Adamsberg. Aucune preuve n'autorise à accuser publiquement Massart.

– J'ai trouvé ses saletés de bougies expiatoires dans une chapelle, à deux kilomètres d'ici. On les prend pour les empreintes?

– On n'en trouvera pas.

– Bon, dit Soliman, déçu. Si les flics se déploient, repriti-il, à quoi on sert?

– Tu ne vois pas?

– Non.

– On sert à y croire. On part ce soir, ajouta-t-il, on ne reste pas là.

– À cause des motards? Je n'ai pas peur.

– Non. II faut doubler Massart, au moins se rapprocher.

– D'où? De quoi? Il s'arrête au hasard.

– Je n'en suis pas si sûr, dit doucement Adamsberg.

Camille leva le regard vers lui. Quand Adamsberg prenait ce ton, c'était plus important que ça en avait l’air. Plus c'était important, et plus il parlait doucement.

– Pas tout à fait au hasard, convint Soliman. Il n'attaque que sur sa route rouge, et là où les moutons sont les plus accessibles. Il choisit ses bergeries.

– Ce n'est pas ce que je voulais dire.

Soliman le regarda sans rien dire.

– Je pense à Suzanne, et à Sernot, expliqua Adamsberg.

– Il a tué Suzanne parce qu'il a eu peur, dit Soliman. Et il a égorgé Sernot parce qu'il l'a surpris.

– Malheur à celui qui croise son chemin, dit le Veilleux, un peu sentencieux.

– Je n'en suis pas si sûr, répéta Adamsberg.

– Où veux-tu aller? demanda Camille, sourcils froncés.

Adamsberg sortit la carte de sa poche, la déplia.

– Ici, dit-il, à Bourg-en-Bresse. Cent vingt kilomètres vers le nord.

– Mais pourquoi, bon sang? demanda Soliman en secouant la tête.

– Parce que c'est la seule grosse bourgade qu'il consent à traverser, dit Adamsberg. S'il a un loup et un dogue avec lui, ce n'est pas une mince affaire. Partout ailleurs il évite les bourgs, les villes. S'il passe par Bourg-en-Bresse, c'est qu'il a une bonne raison de le faire.

– Hypothèse, dit Soliman.

– Instinct, rectifia Adamsberg.

– Il est bien passé par Gap, objecta Soliman. Et il ne s'est rien passé, à Gap.

– Non, reconnut Adamsbcrg. Il ne se passera peut-être rien à Bourg. Mais c'est qu'on va. Mieux vaut être deant lui que derrière lui.

À la nuit, après deux heures et demie de route, Camille parqua la bétaillère sur le bas-côté de la nationale 75, à l'entrée de Bourg-en-Bresse.

Elle descendit vers le champ qui les bordait à droite, avec un morceau de pain et un verre de vin que lui avait consenti le Veilleux. Avec la longueur inattendue du roade-mouvie, avait dit le Veilleux, il fallait rationner sur le blanc de Saint-Victor. On devait en garder jusqu'au bout, c'était vital, quitte à n'en avaler qu'une pipette par jour. Mais Camille, parce qu'elle conduisait le camion et que cela lui tirait fort dans les bras et dans le dos, avait droit à une ration du soir supplémentaire, à la fois pour lui relâcher les muscles pour la nuit et les lui revigorer pour le lendemain. Camille n'avait pas songé un instant à refuser la médication du Veilleux.

Elle longea le champ jusqu'à sa lisière boisée, et revint sur ses pas. La sensation diffuse de déséquilibre qui l'avait saisie au sortir de la montagne, cette sensation de menace el d'ouverture, d'appréhension et de liberté, ne la quittait pas. La voix de Lawrence l'avait apaisée, tout à l'heure. L'entendre lui rappelait Saint-Victor, les hauts murs du village perché, les ruelles serrées, les montagnes puissantes, encadrantes, la vue bouchée. Là-bas, tout lui semblait prévu, attendu. Mais ici, tout paraissait confus, et possible. Camille fit la moue, étendit ses bras comme pour faire tomber cette crainte à bas de son corps. C'était la première fois qu'elle redoutait le possible et ce réflexe de défense lut déplaisait. Elle avala le verre du Veilleux d'un coup.

Elle monta se coucher la dernière, vers une heure du matin. Elle se glissa entre Soliman et le Veilleux puis écarta avec précaution la bâche grise, surveillant la respiration d'Adamsberg. Elle posa sans un bruit ses bottes au sol, se déshabilla en silence et s'allongea. Adamsberg ne dormait pas. Il ne bougeait pas, il ne parlait pas, mais elle sentait ses veux grands ouverts. La nuit était moins noire que la veille. Si elle avait tourné le regard, elle aurait distingué son profil. Mais elle ne le tourna pas. C'est dans cette immobilité crispée qu'elle finit par s'endormir.

Elle fut réveillée quelques heures plus tard par la sonnerie du portable. A la lumière qui filtrait sous les bâches des claires-voies, elle estima qu'il devait être moins de six heures du matin. Elle referma les yeux à moitié, vit Adamsberg se lever sans hâte, poser les deux pieds nus sur le sol merdique de la bétaillère, sortir le portable de la poche de sa veste suspendue à la mangeoire. Il murmura quelques mots, raccrocha. Camille attendit qu'il eût enfilé ses habits pour demander ce qui se passait.

– Un nouveau meurtre, murmura-t-il. Bon Dieu. Quel carnage, ce type.

– Qui a appelé? demanda Camille.

– Les flics de Grenoble.

– Où ça s'est passé?

– Où on avait dit. Ici, à Bourg.

Adamsberg se coiffa avec les doigts, souleva la bâche et sortit du camion.

XXVIII

Il rejoignit les flics de Bourg à la place du Calvaire. On était en limite de ville, presque à la campagne, au carrefour de trois routes secondaires. Une croix de pierre marquait l'emplacement. Les flics s'activaient autour du corps d'un homme de soixante-dix ans environ, égorgé et déchiré à l'épaule.

Le commissaire Hermel, un homme aussi petit qu'Adamsberg, portant moustaches tombantes et lunettes accrochées à de grandes oreilles, s'avança pour lui serrer la main.

– On m'a prévenu que vous suiviez ça depuis l'origine, dit-il. Heureux de pouvoir bénéficier de votre aide.

Hermel était un homme souple, cordial, que la concurrence éventuelle d'Adamsberg ne gênait pas. Adamsberg lui donna rapidement les informations qu'il possédait. Hermel l'écoutait, tête penchée, frottant sa joue.

– Ça correspond, dit-il. En plus des blessures, on a une empreinte de patte assez nette à gauche du corps, grande comme une soucoupe. Un vétérinaire doit venir examiner tout cela. Mais c'est dimanche, tout le monde a du retard.

– À quelle heure ça s'est produit?

– Vers deux heures du matin.

– Qui l'a découvert?

– Un gardien de nuit qui rentrait.

– On sait déjà qui c'est?

– Fernand Deguy, un ancien guide de montagne. Il est retiré à Bourg depuis une quinzaine d'années. Sa maison est tout près d'ici. Je viens de faire prévenir sa famille. Vous parlez d'une catastrophe. Bouffé par un loup.