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– Je m'en fous que tu te taises, dit le Veilleux, je n'ai pas sommeil. J'ai toute la nuit pour te poser la question. Quand le soleil se lèvera, tu me trouveras là, et je te la reposerai, jusqu'à ce que tu me répondes. Et si, dans six ans, on est toujours là, tous les deux, à attendre Massart sous le prunier, je te le demanderai encore. Je m'en fous. J'ai pas sommeil.

Adamsberg sourit, avala une gorgée de vin.

– Tu l'aimes? demanda le Veilleux.

– Tu m'emmerdes avec ta question.

– Ça prouve que c'est une bonne question.

– Je n'ai pas dit qu'elle était mauvaise.

– Je m'en fous, j'ai toute la nuit. J'ai pas sommeil.

– Quand on pose une question, dit Adamsberg, c'est qu'on a déjà la réponse. Sinon, on la boucle.

– C'est vrai, dit le Veilleux. J'ai déjà la réponse.

– Tu vois.

– Pourquoi tu la laisses aux autres?

Adamsberg resta silencieux.

– Je m'en fous, dit le Veilleux. J'ai pas sommeil.

– Merde, le Veilleux. Elle n'est pas à moi. Personne n'est à personne.

– Finasse pas avec ta morale. Pourquoi tu la laisses aux autres?

– Demande au vent pourquoi il ne reste pas sur l'arbre.

– Qui est le vent. Toi? Ou elle?

Adamsberg sourit.

– On se relaie.

– Ce n'est pas si mal, mon gars.

– Mais le vent s'en va, dit Adamsberg.

– Et le vent revient, dit le Veilleux.

– C'est ça, le problème. Le vent revient toujours.

– Le dernier verre, avertit le Veilleux en examinant la bouteille dans l'obscurité. Faut qu'on se rationne.

– Et toi, le Veilleux? T'as aimé quelqu'un?

Le Veilleux resta silencieux.

– Je m'en fous, dit Adamsberg. Je n'ai pas sommeil.

– T'as la réponse?

– Suzanne, toute ta vie. C'est pour ça que j'ai vidé ta cartouchière.

– Fumier de flic, dit le Veilleux.

Adamsberg regagna sa voiture, tira du coffre une couverture et s'installa sur la banquette arrière, la portière ouverte pour pouvoir étendre les jambes. Vers deux heures du matin, une queue d'orage tonna sur la campagne et il se mit à tomber une pluie fine et tenace qui l'obligea à se recroqueviller dans l'habitacle. Ce n'est pas qu'il était grand, un mètre soixante et onze, le minimum requis pour entrer chez les flics, mais la position finissait par être inconfortable.

En y réfléchissant, il devait même être le plus petit flic de France. C'est déjà quelque chose. Le Canadien, lui, était grand. Beaucoup plus grand. Plus beau aussi, incontestablement. Et même bien plus beau que prévu. Solide, fiable. Un très bon choix, bien meilleur que lui. Lui, il ne valait pas le coup. C'était du vent.

Bien sûr qu'il aimait Camille, il n'avait jamais essayé de le nier. Parfois il s'en rendait compte, parfois il la cherchait, et puis il n'y pensait plus. Camille était son penchant naturel. Ces deux nuits près d'elle avaient été bien plus difficiles qu'il ne l'aurait pensé. Cent fois il avait voulu poser la main sur elle. Mais Camille n'avait pas l'air de demander quoi que ce soit. Vis ta vie, camarade.

Oui, bien sûr qu'il aimait Camille, du plus loin de lui-même, du fin fond de ces terres ignorées que l'on trimballe en soi comme un monde sous-marin intime et étranger. Bien sûr. Et après? Il n'était écrit nulle part qu'il faille réaliser chacune de ses pensées. Chez Adamsberg, la pensée n'entraînait pas nécessairement l'action. Entre l'une et l'autre, l'espace du songe absorbait quantité de pulsions.

Et puis il y avait ce terrible vent qui le poussait sans cesse, plus loin devant, déracinant parfois son propre tronc. Ce soir, pourtant, il était l'arbre. Il aurait voulu retenir Camille entre ses branches. Mais justement, ce soir, Camille était le vent. Elle filait vite, jusque vers les neiges, là-haut. Avec ce foutu Canadien.

XXX

Humide et courbatu, Adamsberg passa sur le siège avant à sept heures du matin, mit le contact, et se rendit directement à Belcourt sans attendre le réveil des autres. Il s'arrêta aux bains municipaux où il resta vingt minutes planté sous la douche, la tête levée sous le jet tiède, les bras pendants le long du corps.

Nettoyé, amnésique, il s'attarda une demi-heure au café puis chercha un coin isolé dans le bourg pour appeler Danglard. Cette fois, la longue quête qu'il avait lancée concernant Sabrina Monge débouchait enfin sur une piste tangible, aboutissant dans un village à l'ouest de Gdansk.

– Gulvain est disponible? demanda-t-il. Dites-lui de partir sur l'heure et prévenez Interpol. Quand il aura les photos, qu'il me les adresse en express depuis Gdansk à la gendarmerie de Beicourt, Haute-Marne. Danglard, envoyez-moi aussi tout le dossier polonais, les pièces d'identité, les adresses. Non, mon vieux, on attend toujours. Je pense qu'il frappera ici, à Belcourt ou dans le coin. Non, mon vieux, je ne sais pas. Prévenez-moi si elle disparaît.

Adamsberg gagna la gendarmerie. L'adjudant Hugues Aimont prenait son service de jour et Adamsberg se présenta.

– C'est vous, dit Aimont, qui avez mis l'équipe de nuit sur les dents.

– J'ai pensé bien faire.

– Je vous en prie, dit Aimont.

L'adjudant était un type long, frêle et blond, un peu délavé. Fait inhabituel dans la gendarmerie, c'était un homme timide, presque emprunté, parfois déférent. Il s'exprimait de manière soignée, tout en réserve, évitant les abréviations, jurons, exclamations. Il mit aussitôt la moitié de son bureau à la disposition d'Adamsberg.

– Aimont, dit Adamsberg, les collègues de Villard et de Bourg doivent nous adresser les dossiers concernant Sernot et Deguy. L'adjudant de Puygiron devrait nous envoyer ce qu'il possède sur Auguste Massart, mais il est possible qu'il diffère. Ce serait utile que vous l'appeliez. Cet adjudant n'aime pas les civils.

– Il n'y avait pas une troisième victime? Une femme?

– Je ne l'oublie pas. Mais cette femme a été tuée parce qu'elle savait quelque chose sur Massart, du moins je le crois. Les deux autres ont été égorgés pour une autre raison. C'est cette raison que je cherche.

– Vous êtes sûr, demanda Aimont d'une voix ténue, que la troisième attaque aura lieu à Belcourt?

– Sa route fait un crochet pour passer par ici. Mais il peut être à deux cents kilomètres.

– Il ne me semble pas prudent d'éliminer le hasard, insista Aimont, embarrassé. Ces deux hommes avaient l'habitude de sortir la nuit. Rien n'empêche qu'ils aient simplement croisé Massart.

– En effet, dit Adamsberg. Rien n'empêche.

Adamsberg passa la journée dans les locaux de la gendarmerie, ou dans ses abords, alternant sa lecture des dossiers avec des périodes de rêverie; Adamsberg lisait lentement, debout, revenant souvent sur une même ligne quand sa pensée, volatile, s'était enfuie hors du texte. Depuis quelques années, il tâchait de discipliner son esprit en prenant jes notes sur un carnet. Cet exercice contraignant ne donnait pas les effets escomptés.

Il déjeuna avec Aimont puis partit dans la campagne à la recherche d'un recoin de survie, qu'il trouva assez aisément à trois kilomètres de Belcourt, à proximité d'un moulin envahi par les ronces et le chèvrefeuille. Il sortit son carnet, y griffonna pendant plus d'une heure, dessinant les arbres qu'il avait sous les yeux, puis il redescendit à son bureau provisoire. Il était tout à fait à l'aise avec ce timide adjudant et il préférait s'installer là qu'au campement du camion. Non pas que la présence de Lawrence le gênât. Adamsberg ignorait presque tout de la jalousie. Quand il la découvrait chez les autres, ravageuse et douloureuse, il lui semblait qu'il lui manquait une case, une de plus parmi les innombrables qui lui faisaient défaut. Mais il n'était pas certain, en revanche, que sa présence soit du goût du Canadien. Lawrence lui avait adressé à plusieurs reprises des regards calmes et interrogateurs qui semblaient signifier à la fois “Je suis là” et “Que cherches-tu?”. Et Adamsberg aurait eu bien du mal à répondre. Un très bon choix, il n'avait rien à dire contre. A ceci près que Lawrence n'était pas très causant, et pas toujours explicite. Adamsberg se demandait qui pouvait bien être ce boulechite qu'il invoquait tout le temps. Sa mère peut-être.