Camille prit un bâton ferré et le Catalogue de l'Outillage Professionnel. C'était le genre de truc qu'elle aimait feuilleter par-dessus tout à l'occasion de moments privilégiés, au petit déjeuner, à l'heure du café, ou n'importe quand lorsque son humeur chancelait. Hormis cela, Camille avait des lectures à peu près normales.
Ce penchant pour les matériaux et techniques indisposait Lawrence qui avait jeté d'autorité le Catalogue à la poubelle, parmi d'autres prospectus publicitaires. Cela lui suffisait que Camille soit plombier sans qu'elle convoite en outre l'équipement de tous les autres corps de métier. Camille l'avait récupéré, un peu taché, sans en faire une histoire. L'espérance excessive que Lawrence plaçait en toutes les femmes le portait paradoxalement au conformisme : il les logeait à un étage supérieur de la création, leur attribuant la capacité de dominer la réalité instinctive, leur confiant la charge de hisser les hommes hors de la matière fruste. Il les voulait sublimes et non pas communes, il les espérait presque immatérielles et non pas pragmatiques. Une idéalisation tout à fait incompatible avec le Catalogue de l'Outillage Professionnel. Camille reconnaissait à Lawrence son droit légitime à rêver mais s'estimait tout autant fondée à aimer les outils, comme n'importe quel connard, aurait dit Suzanne.
Elle fourra le catalogue dans un sac, avec de l'eau et du pain, et quitta le village par une volée d'escaliers qui grimpait rude vers l'ouest. Elle dut marcher presque trois heures pour atteindre la pierre. C'est que la fécondité ne se mérite pas en deux claquements de doigts. Une pierre de ce genre ne se trouve jamais dans le jardin de son voisin, ce serait tricher. Elle est toujours planquée dans des endroits impossibles. Parvenue au sommet du mont où se dressait la pierre usée, Camille se trouva face à un panneau tout neuf, qui mettait délicatement en garde les promeneurs contre les nouveaux chiens de défense adoptés par les bergers. Le texte se concluait sur cette note d'espoir : Ne criez pas, ne jetez pas de pierres. Après un temps d'observation, en général, ils partiront d'eux-mêmes. Et en particulier, compléta Camille, ils me sauteront dessus. Instinctivement, elle ajusta sa prise sur son bâton ferré et jeta un coup d'œil autour d'elle. Entre loups et chiens errants, la montagne redevenait un combat.
Elle grimpa sur la pierre, dominant toute la vallée. En contrebas, la cohorte des voitures des hommes de la battue dessinait une ligne blanche. Des éclats de voix parvenaient jusqu'à elle. Au fond, elle ne se trouvait plus si tranquille que cela, seule, là-haut. Au fond, elle avait un peu peur.
Elle sortit l'eau, le pain, le catalogue. C'était un catalogue très complet, avec des sous-parties sur l'air comprimé, le soudage, les échafaudages, le levage et des tas de rubriques prometteuses de cette sorte. Camille lisait tout, y compris les descriptifs les plus détaillés comme Débroussailleuse thermique 1,1 Cv Barre anti-recul Transmission rigide antivibrée avec renvoi Allumage électronique Poids 5,6 kg. Ce genre de notice, dont ces catalogues fourmillaient, lui apportait un vif contentement intellectuel – comprendre l'objet, son agencement, son efficacité – en même temps qu'une satisfaction lyrique intense. S'ajoutait le rêve sous-jacent de résoudre tous les problèmes planétaires avec le Tour combiné fraiseuse ou la Clef de mandrin universelle. Le catalogue, c'était l'espérance de contrer par la force combinée à la ruse tous les emmerdements de l'existence. Espérance fallacieuse, certes, mais espérance tout de même. Camille puisait ainsi son énergie vitale à deux sources : la composition musicale et le Catalogue de l'Outillage Professionnel. Dix ans plus tôt, elle comptait aussi sur l'amour, mais elle en avait beaucoup rabattu sur ce vieux truc rabâché de l'amour. L'amour vous donnait des ailes pour vous scier les jambes, ça ne valait donc pas trop le coup. Beaucoup moins le coup qu'un Cric hydraulique 10 tonnes, par exemple. En gros, avec l'amour, si vous n'aimiez pas quelqu'un, il restait, et si vous aimiez quelqu'un, il s'en allait. Un système simple, sans surprise, qui engendrait immanquablement un grand ennui ou une catastrophe. Tout cela pour vingt jours d'émerveillement, non, ça ne valait pas le coup. L'amour qui dure, l'amour qui fonde, l'amour qui fortifie, anoblit, sanctifie, épure et répare, enfin tout ce qu'on s'imagine sur l'amour avant d'avoir vraiment essayé de se servir du truc, c'était une foutaise. Voilà où Camille, après de longues années d'essayages, après pas mal de déboires et une rude détresse, en était arrivée. Une foutaise, une duperie pour naïfs, une trouvaille pour narcissiques. Autant dire que Camille était devenue, en ce qui regardait l'amour, une semi-dure à cuire et elle n'en éprouvait ni regret ni satisfaction. Avoir tenu le coup à la cuisson ne l'empêchait pas d'aimer Lawrence avee sincérité, à son idée. De l'apprécier, de l'admirer même, de se chauffer contre lui. En aucune façon d'espérer quoi que ce soit. Camille n'avait gardé de l'amour que les envies immédiates et les sentiments à courte portée, emmurant tout idéal, toute espérance, toute grandeur. Elle n'attendait presque rien de presque personne. Elle ne savait plus aimer qu'ainsi dans un état d'esprit profiteur et bienveillant, touchant aux limites de l'indifférence.
Camille s'installa plus à l'ombre, ôta sa veste et s'absorba deux bonnes heures dans l'examen attentif des Meule à eau avec disque de mortifiage, Pompe vide-cave turbine double-isolement et autres astuces réconfortantes autant qu'édifiantes. Mais son regard se détachait sans cesse du catalogue, scrutait les alentours. Elle n'était pas à l'aise, la main serrée sur son bâton. Elle perçut soudain le bruit d'un frottement, puis un fracas de buissons piétines. En un éclair, elle fut debout sur la pierre, le bâton pointé, le cœur affolé. Un sanglier déboucha à dix mètres et, la voyant, s'enfuit dans les broussailles. Camille souffla, boucla son sac et redescendit le sentier vers Saint-Victor. La montagne n'était pas bonne en ce moment.
À la nuit tombante, elle s'installa jambes croisées sur le bord du lavoir, disposa le pain et le fromage sur la pierre, guetta le retour des chasseurs, écouta les bruits lourds de l'échec subi. De là-haut, elle vit remonter Lawrence sur sa moto. Au lieu de la béquiller sur la place, comme il le faisait d'ordinaire, il préféra dépasser les hommes las et grimper le raidillon menant à la maison.
Elle le trouva assis sur la haute marche du seuil, pensif, lointain, son casque encore à la main. Elle s'installa à côté de lui et Lawrence posa son bras sur son épaule.
– Du neuf ?
Lawrence secoua la tête.
– Des emmerdements ?
Même mouvement.