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– Sibellius ?

– Localisé. Avec son frère Porcus. Territoire complètement au sud-est. Mauvais comme des carnes. Mauvais mais peinards. Les gars vont essayer de les endormir.

– Pour quoi faire ?

– Empreinte des mâchoires.

Camille fit signe qu'elle comprenait.

– Crassus ? demanda-t-elle.

Lawrence remua de nouveau la tête.

– Pas trace, dit-il.

Camille termina en silence son morceau de fromage. C'était lassant, parfois, d'extirper bout par bout les paroles hors du Canadien.

– Personne ne trouve la bête, conclut-elle. Ni eux ni vous.

– Introuvable, confirma Lawrence. Doit faire du raffut, les chiens devraient la sentir.

– Et donc ?

– C'est une dur. Tough guy.

Camille fit la moue. Ça l'étonnait. Encore que pour celle du Gévaudan, il avait fallu un sacré moment pour la coincer. Si c'était bien la bonne, ce qu'on n'avait jamais pu prouver. Ce qui valait à la Bête de faire encore danser son ombre plus de deux siècles après.

– Quand même, murmura-t-elle, le menton posé sur ses genoux, ça m'étonne.

Lawrence lui frotta longuement les cheveux.

– Il y a quelqu'un, ici, dit-il, que ça n'étonne pas du tout.

Camille tourna le regard vers Lawrence. Il faisait nuit à présent, elle voyait mal son visage. Elle attendit. A la nuit, Lawrence était obligé de parler plus, puisqu'on ne pouvait plus distinguer ses signes. Il retrouvait même dans l'obscurité une certaine fluidité.

– Quelqu'un qui n'y croit pas, dit-il.

– A la chasse ?

– À la bête.

Un nouveau silence passa.

– Comprends pas, dit Camille qui, par mimétisme involontaire, se mettait parfois à économiser sur ses phrases en en rognant le début.

– Qui croit qu'il n'y a pas de bête, expliqua Lawrence avec effort. Aucune bête. Qui me l'a dit en confidence.

– Ah, dit Camille. Qui croit à quoi, alors ? A un rêve ?

– Non.

– Une hallucination ? Une psychose collective ?

– Non. Qui croit qu'il n'y a pas de bête.

– Les brebis mortes, il n'y croit pas non plus ?

– Si. Bien sûr que si. Mais pas à la bête.

Camille haussa les épaules, découragée.

– Qui croit à quoi, alors ?

– Qui croit à un homme.

Camille se redressa, secoua la tête.

– A un homme ? Qui bouffe les brebis ? Et les morsures ?

Lawrence grimaça dans la nuit.

– Qui croit à un loup-garou.

Il se fit un nouveau silence puis Camille posa sa main sur le bras du Canadien.

– Un loup-garou ? répéta-t-elle en baissant la voix, à l'instinct, comme si le mot maléfique ne devait surtout pas être crié sur tous les toits. Un loup-garou ? Tu veux dire un dingue ?

– Non, un loup-garou. Qui croit à un vrai loup-garou. Camille scruta dans l'ombre le visage de Lawrence, voir s'il se foutait d'elle, ou quoi. Mais tes traits du Canadien étaient impassibles.

– Tu veux parler de ce genre de gars qui se transforme la nuit, avec les griffes qui sortent, les crocs qui surgissent et les poils qui poussent ? De ce gars qui part ensuite manger tout le monde dans la campagne et qui au petit matin range les poils sous sa veste pour aller au boulot ?

– C'est cela, confirma Lawrence d'un ton grave. D'un loup-garou, quoi.

– Et on aurait ça dans le coin ?

– Oui.

– Et c'est lui qui aurait égorgé tous ces moutons depuis l'hiver ?

– Ou les vingt derniers.

– Et toi, hésita Camille, tu y crois ?

Lawrence haussa les épaules, avec un sourire vague.

– God, dit-il. Non.

Camille se leva, sourit, secoua ses bras comme pour chasser des ombres.

– Quel est le taré qui t'a raconté ça ?

– Suzanne Rosselin.

Interdite, Camille regarda fixement le Canadien, toujours assis sur la marche, le casque à la main, toujours calme.

– C'est vrai, Lawrence ?

– Vrai. L'autre soir, pendant que tu réparais la fuite. Elle dit que c'est un foutu connard de loup-garou qui saigne toute la région. Que c'est pour ça que les dents ne sont pas normales.

– Suzanne ? Tu me parles bien de Suzanne ?

– Oui. La grosse.

Atterrée, Camille demeurait immobile, les bras ballants.

– Elle dit, reprit Lawrence, que ce foutu connard de loup-garou a été… – Lawrence chercha son mot – a été réveillé par le retour des loups, et que maintenant, il profite de leurs attaques pour cacher ses crimes.

– Suzanne n'est pas folle, murmura Camille.

– Tu sais très bien qu'elle est totalement cinglée.

Camille ne répondit pas.

– Au fond de toi, tu le sais, reprit Lawrence. Et je ne t'ai pas dit le pire, ajouta-t-il.

– Tu ne veux pas rentrer ? demanda Camille. J'ai froid, j'ai très froid.

Lawrence leva la tête et se mit debout d'un bond, comme s'il s'apercevait seulement maintenant à quel point il choquait Camille. Camille aimait la grosse. Il l'entoura de ses bras, frotta son dos. Lui, il avait entendu tant d'histoires à dormir debout, tant de vieilles femmes transformées en grizzlis, de grizzlis permutés en perdrix des neiges et de perdrix en âmes errantes que ces bestiaires fous ne l'inquiétaient plus depuis longtemps. L'homme et la sauvagerie n'ont jamais formé un ménage serein. Mais ici, dans cette petite France, ils avaient tous perdu l'habitude. Et surtout, Camille aimait la grosse.

– Viens dans la maison, lui dit-il, les lèvres dans ses cheveux.

Camille n'alluma pas la lumière, pour ne pas devoir arracher les mots hors de Lawrence. La lune se levait, on y voyait assez. Elle s'assit dans un vieux fauteuil en paille, remonta ses genoux vers son menton, croisa ses bras. Lawrence ouvrit un bocal de raisins à l'eau-de-vie, en versa une dizaine dans une tasse et la lui tendit. Il préleva pour lui un petit verre d'alcool pur.

– On peut toujours se saouler, proposa-t-il.

– On n'y arrivera jamais avec ce fond de bocal.

Camille avala les raisins, remit les gros pépins dans le fond de sa tasse. Elle les aurait bien crachés dans la cheminée mais Lawrence était opposé à ce qu'une femme crache dans la cheminée alors qu'elle devait se hausser au-delà de la brutalité des mâles et de leurs crachats incessants.

– Désolé pour Suzanne, dit-il.

– Elle a peut-être lu trop de contes africains, en fin de compte, suggéra Camille d'un ton las.

– Peut-être.

– Il y a des loups-garous, en Afrique ?

Lawrence écarta les mains.

– Forcément il y en a. Peut-être des hyènes-garous, des chacals-garous.

– Envoie la suite, dit Camille.

– Elle sait qui c'est.

– Le loup-garou ?

– Oui.

– Dis.

– Massart, le gars des abattoirs.

– Massart ? cria presque Camille. Pourquoi Massart, bon Dieu ?

Lawrence se frotta la joue, embarrassé.

– Dis, répéta Camille.

– Parce que Massart n'a pas de poils.

Camille tendit sa tasse, le bras raide, et Lawrence lui versa une nouvelle cuiller de raisins.

– Quoi, pas de poils ?

– Tu as vu le type ?

– Une fois.

– Il n'a pas de poils.

– Je ne comprends pas, dit Camille, fermée. Il a des cheveux, comme toi et moi. Il a une frange noire jusqu'aux yeux.

– J'ai dit poils. Pas de poils, Camille.

– Tu veux dire sur les bras, les jambes, le torse ?

– Oui, le gars est glabre comme un gosse, quoi. J'ai pas vu le détail. Paraît qu'il ne se rase même pas.