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Camille hocha la tête.

– Elle est cinglée, ta Suzanne, murmura Lawrence.

– Je l'aime bien quand même.

– Je sais.

IX

Le lendemain matin, à sept heures trente, Lawrence fit démarrer sa moto. Camille, à peine réveillée, s'installa à l'arrière et ils parcoururent à petite vitesse les deux kilomètres qui les séparaient des Écarts. Camille se tenait d'une main au ventre de Lawrence et serrait de l'autre le bocal de raisins vide. Suzanne Rosselin ne fournissait pas en raisins si on ne rapportait pas son bocal, c'était la loi.

Lawrence tourna à gauche, s'engagea sur le chemin caillouteux qui menait à la bâtisse.

– Les flics, cria Camille en secouant Lawrence à l'épaule.

Lawrence fit signe qu'il avait vu, coupa les gaz et descendit. Tous deux ôtèrent leurs casques et observèrent le break bleu qui stationnait devant la bergerie, comme l'autre jour, et les mêmes gendarmes, le petit et le moyen, qui allaient et venaient de la voiture au bâtiment.

– God, dit Lawrence.

– Merde, dît Camille. Une autre attaque.

– Bullshit. Ce n'est pas ça qui va calmer la grosse.

– Suzanne.

– Suzanne.

– Il aurait mieux valu que ça tombe ailleurs.

– C'est le loup qui choisit, dit Lawrence. Pas le hasard.

– Il choisit ?

– Sûr. Tâtonne au début, et trouve. Accès facile, bergerie isolée, chiens à la laisse. Alors il revient. Et reviendra. S'il prend des habitudes, ça aidera pour le coincer.

Lawrence posa les casques et les gants sur la moto.

– On y va, dit-il. Vérifier les blessures. Si c'est les mêmes.

Lawrence secoua ses longs cheveux blonds, comme un animal qui se réveille, ce qu'il faisait souvent en cas de difficulté. Camille enfonça ses poings dans les poches de son pantalon. Le chemin sentait le thym et le basilic et, pensait Camille, le sang. Lawrence trouvait que ça sentait surtout et toujours le suint de mouton et la pisse fermentée.

Ils serrèrent la main du gendarme moyen, qui avait l'air hagard et dépassé.

– On peut voir les blessures ? demanda Lawrence.

Le gendarme haussa les épaules.

– Faut toucher à rien, dit-il d'une voix mécanique. Faut toucher à rien.

En même temps, il leur fit signe d'une main fatiguée qu'ils pouvaient y aller.

– Attention, c'est moche, leur dit-il. C'est moche.

– Bien sûr c'est moche, dit Lawrence.

– Vous veniez pour les raisins ? demanda-t-il en regardant le bocal vide qui pendait à la main de Camille.

– Un peu, dit Camille.

– Ben c'est pas le jour. C'est pas le jour.

Camille se demanda pourquoi le gendarme répétait tout deux fois. Ça devait prendre beaucoup de temps de dire tout en double, la moitié de la journée, mine de rien. Tandis que Lawrence, qui ne prononçait qu'un tiers des phrases, économisait énormément de temps. À moins qu'il ne le perde, c'était un point de vue qui se défendait. La mère de Camille disait que le temps perdu était du temps gagné.

Elle tourna le regard vers la bergerie, mais ce matin, ni Soliman ni le Veilleux n'encadrait la porte. Lawrence l'avait déjà précédée quand elle pénétra dans la bergerie. Il se

retourna vers elle, blanc comme un drap dans l'ombre, étendant ses deux bras pour l'empêcher d'aller plus loin.

– Avance pas, Camille, souffla-t-il. C'est pas une brebis. Jésus Christ.

Mais Camille avait vu. Suzanne était étendue dans la paille crottée, sur le dos, les bras écartés, la chemise de nuit remontée jusqu'aux genoux. À la gorge, une horrible blessure avait laissé échapper un flot de sang. Camille ferma les yeux et sortit en courant. Elle se heurta au gendarme moyen, qui la retint dans ses bras.

– Qu'est-ce qui s'est passé ? hurla-t-elle.

– Le loup, dit le gendarme. Le loup.

La tenant par le bras, il l'amena jusqu'au break et l'installa sur ïe siège avant.

– Moi aussi j'ai de la peine, dit le gendarme. Mais faut pas le dire. C'est pas réglementaire.

– Elle s'en branle du règlement, Suzanne ! cria Camille.

– Je sais, ma petite, je sais.

Il sortit une bouteille du vide-poches de la voiture et la lui tendit maladroitement.

– Je ne veux pas de gnôle, dit Camille en sanglotant. Je veux des raisins. J'étais venue pour les raisins.

– Allons, faites pas l'enfant, faites pas l'enfant.

– Suzanne, gémit Camille. Ma grosse Suzanne.

– Elle a dû entendre la bête, dit le gendarme. Elle a dû monter voir le raffut dans la bergerie. Y a le fusil à côté d'elle. Elle a dû la coincer, et l'animal lui a sauté dessus. Sauté dessus. Elle était trop courageuse, la Suzanne.

– Et le Veilleux ? gronda Camille. Qu'est-ce qu'il foutait, le Veilleux ?

– Faites pas l'enfant, répéta le gendarme. Le Veilleux était sorti. Il lui manquait une bête, un jeune de l'année. Il l'a cherchée une partie de la nuit, et quand il a été trop loin pour revenir, il a dormi dans une pâture. Il est rentré à sept heures et il nous a appelés. Attention, ma petite.

– Attention quoi ? dît Camille en relevant le visage.

– Faut pas insulter le Veilleux dans sa douleur. Faut pas dire « Et le Veilleux ? Et le Veilleux ? Qu'est-ce qu'il foutait le Veilleux ? » ou des âneries de ce genre. Vous n'êtes pas du pays, alors ne dites rien, ne dites rien sans beaucoup réfléchir avant. Suzanne, c'était la Madone du Veilleux, rien de moins. Alors, pas d'âneries. Surtout pas d'âneries.

Impressionnée, Camille hocha la tête, essuya ses larmes d'un revers de main. Le gendarme moyen lui tendit un mouchoir en papier.

– Où est-il ? demanda-t-elle.

– Dans un coin de la bergerie. Il veille.

– Et Soliman ?

Le gendarme secoua la tête, dans un geste d'impuissance.

– Il s'est enfermé dans les toilettes. Dans les toilettes. Il dit qu'il crèvera là. On va nous envoyer une collègue de la psychologie. C'est utile, dans ces cas spéciaux.

– Il a une arme ?

– Non, pas d'arme.

– J'avais réparé la fuite, mercredi dernier, dit Camille d'une voix morne.

– Oui. La fuite. Vous savez comment la Suzanne avait adopté le petit Soiirnan Melchior ?

– Oui. On m'a déjà raconté l'histoire.

Le gendarme secoua la tête d'un air entendu.

– Le petit, il n'en voulait pas d'autre que la Suzanne. II a mis sa petite tête là et il s'est arrêté de brailler. C'est ce qu'on raconte. Je n'étais pas là. Je ne suis pas d'ici. Nous, les gendarmes, on n'a jamais le droit d'être d'ici, pour pas s'attacher.

– Je sais, dit Camille.

– Mais on s'attache quand même. La Suzanne, personne ne la…

Le gendarme s'interrompit en voyant revenir Lawrence, sombre, la tête baissée.

– Vous n'avez rien touché au moins ? demanda-t-il.

– Votre collègue ne m'a pas quitté des yeux.

– Alors ?

– Peut-être la même bête. Pas possible d'être sûr.

– Le grand loup ? demanda le gendarme en plissant les yeux, sur la défensive.

Lawrence fit la moue. Il leva la main et écarta le pouce et l'auriculaire.