Lui tenait le coup depuis maintenant cinq semaines. Ce n'était pas l'eau qui voulait l'emporter, c'étaient trois filles qui voulaient sa peau. Une fille surtout, une longue rousse efflanquée d'à peine vingt-cinq ans, camée, mais pas toujours, escortée de deux esclaves, deux gosses de vingt ans hypnotisées qui lui obéissaient comme deux ombres maigres, résolues, pitoyables. Seule la rousse était réellement dangereuse. Il y a dix jours, elle lui avait tiré dessus en pleine rue, deux centimètres au-dessus de l'épaule gauche. Un jour ou l'autre, elle lui logerait une bonne petite balle dans le bide. C'était son idée fixe, à cette fille. Elle le lui avait annoncé au téléphone à plusieurs reprises, d'une voix sourde et rageuse. Une bonne petite balle dans le bide, la même qu'il avait logée il y a six semaines dans le ventre du chef, le type qu'on appelait Dick D., mais qui se nommait simplement Jérôme Lantin.
Sous ce nom plus impérieux, Dick D. avait mis sous ses ordres une troupe minable et servile, quelques gars et filles qui tenaient à peine debout, censés lui tenir lieu de gardes du corps. Dick était une brute plutôt redoutable, un dealer aux méthodes radicales, capable de plier un type entre ses doigts, un homme gras et compact, assez intelligent pour mener son affaire, pas assez pour saisir que les autres existaient. Il se serrait les poignets dans des bracelets à pointes et les cuisses dans des pantalons de cuir. On pouvait supposer que le D. était mis là pour Dictateur, Divin ou Démon. Par quelque coup du destin assez moche, la fille rousse s'était soumise corps et âme à Dick D. Il était son revendeur, son homme, son dieu, son bourreau et son protecteur. C'était lui que le commissaire Adamsberg avait démoli à deux heures du matin, dans une cave.
Un assaut sanglant était déjà engagé entre la bande de Dick D. et celle d'Oberkampf quand les flics avaient enfoncé la porte, armes aux poings. Les types n'étaient pas des marrants, tous outillés jusqu'aux dents. Dick avait visé un flic, Adamsberg l'avait pointé aux jambes. Un crétin avait alors balancé sur le commissaire une table de bar en fonte qui avait éjecté Adamsberg à trois mètres en arrière et la balle de son automatique à quatre mètres en avant, dans le bide de Dick D.
Au final, un mort et quatre blessés, dont deux chez les flics.
Depuis, le commissaire Adamsberg vivait avec un homme sur la conscience et une fille sur le dos. C'était la première fois en vingt-cinq années de maison qu'il abattait un homme. Il avait certes bousillé des bras, des jambes, des pieds, pour pouvoir conserver les siens, mais jamais un type au complet. Bien sûr c'était un accident. Bien sûr c'était la table en fonte qu'avait lancée l'autre abruti. Bien sûr Dick le Dingue, le Dément, le Disgracieux, les aurait mitraillés comme des rats et c'était un salaud. Bien sûr c'était un accident, mais fatal.
Et maintenant, la fille était après lui. Toute la maigre bande s'était dispersée après la mort de Dick, sauf cette femme vengeresse et les deux crampons qu'elle halait derrière elle. La femme vengeresse possédait une importante artillerie récupérée des décombres de la troupe, mais on n'avait pas encore pu localiser son terrier. Et chaque fois qu'on l'avait arrêtée, en planque sur l'un des trajets d'Adamsberg, elle s'était défaite de son arme avant qu'on la saisisse en flagrant délit. Elle planquait toujours contre une poubelle, les mains dans le dos. Quand les flics étaient sur elle, le flingue était déjà ailleurs. Situation grotesque mais pas moyen de l'inculper. Adamsberg d'ailleurs freinait ses collègues. Ça ne servait à rien de l'arrêter. Elle sortirait et elle tirerait, un jour ou l'autre. Qu'on la laisse donc dehors et qu'elle tire, bon sang. On verrait bien qui, d'elle ou de lui, remporterait. Et au fond, cette femme vengeresse qui voulait sa vie le lavait de sa faute. Non qu'il ait décidé de se laisser descendre. Mais cette longue traque, jour après jour, le brossait, le récurait.
Adamsberg l'observa, debout, ruisselante, appuyée contre la porte de l'immeuble d'en face. Parfois elle se planquait, parfois même elle se grimait ou se déguisait franchement, comme dans un conte. Il ne savait pas, quand elle se montrait ainsi à visage découvert, si elle était ou non armée. Elle le surveillait souvent de la sorte, sans se cacher, pour l'épuiser nerveusement, pensait-il.
Mais Adamsberg n'avait pas de nerfs. Il ne savait pas ce que c'était que de se contracter, de s'agiter, de se tendre, pas plus d'ailleurs que de se détendre. Sa nonchalance naturelle le maintenait dans un rythme toujours égal, toujours lent, au bord du détachement. Il était ainsi difficile de savoir si le commissaire s'intéressait à tel truc ou bien s'il s'en foutait tout à fait. Il fallait demander. Et c'était plus par indolence que par courage qu'Adamsberg connaissait à peine la peur.
Cette constance avait des effets lénifiants sur les autres presque mystérieux, et produisait des miracles incontestables aux interrogatoires. En même temps, elle avait quelque chose d'irritant, d'injuste et d'offensant. Ceux qui, comme l'inspecteur Danglard, encaissaient de plein fouet toutes les secousses de l'existence, grandes ou misérables, comme on se tale les fesses sur la selle d'un vélo, désespéraient de parvenir un jour à faire réagir Adamsberg. Réagir, ce n'est pas le bout du monde, tout de même.
La fille rousse, qui s'appelait Sabrina Monge, ne savait rien des capacités d'absorption insolites du commissaire, Elle ne savait pas non plus que, depuis les premiers jours de sa traque, les flics avaient aménagé une issue par le réseau des caves, qui menait Adamsberg deux rues derrière. Elle ne savait pas enfin qu'il avait un plan précis la concernant et qu'il bossait dessus assez dur.
Adamsberg lui jeta un dernier coup d'œil avant de sortir. Sabrina lui faisait parfois pitié mais Sabrina était une tueuse aussi redoutable que, pensait-il, éphémère.
Il se dirigea d'un pas tranquille vers un bar qu'il avait découvert deux ans plus tôt à six cents mètres de chez lui, et qui constituait à ses yeux une sorte de perfection. C'était un pub irlandais en briques qui s'appelait Les Eaux Noires de Dublin, et où régnait un vacarme considérable. Le commissaire Adamsberg aimait la solitude, où il laissait dériver ses pensées vers le large, mais il aimait aussi les gens, les mouvements des gens, et il se nourrissait comme un moustique de leur présence autour de lui. Le seul truc embarrassant avec les gens était qu'ils parlaient sans relâche, si bien que leurs conversations venaient constamment déranger l'esprit du commissaire dans son vagabondage. Force était donc de
reculer mais reculer signifiait renouer avec cette solitude qu'il aurait voulu égarer quelques heures.
Les Eaux Noires de Dublin avaient fourni une excellente solution à son dilemme, le bar n'étant fréquenté que par des Irlandais buveurs et gueulards, et qui parlaient, pour Adamsberg, une langue hermétique. Le commissaire pensait parfois être l'un des derniers types de la planète à ne pas connaître un mot d'anglais. Cette ignorance archaïque lui permettait de se couler avec bonheur dans les Eaux Noires, jouissant du torrent vital sans que celui-ci ne le perturbe d'aucune manière. Dans ce refuge précieux, Adamsberg venait griffonner de longues heures, attendant sans lever un doigt que des idées affleurent à la surface de son esprit.