C'est ainsi qu'Adamsberg cherchait des idées : il les attendait, tout simplement. Quand l'une d'elles venait surnager sous ses yeux, tel un poisson mort remontant sur la crête des eaux, il la ramassait et l'examinait, voir s'il avait besoin de cet article en ce moment, voir si ça présentait de l'intérêt. Adamsberg ne réfléchissait jamais, il se contentait de rêver, puis de trier la récolte, comme on voit ces pêcheurs à l'épuisette fouiller d'une main lourde dans le fond de leur filet, cherchant des doigts la crevette au milieu des cailloux, des algues, des coquilles et du sable. Il y avait pas mal de cailloux et d'algues dans les pensées d'Adamsberg et il n'était pas rare qu'il s'y emmêlât. Il devait beaucoup jeter, beaucoup éliminer. Il avait conscience que son esprit lui servait un conglomérat confus de pensées inégales et que cela ne fonctionnait pas forcément de même pour tous les autres hommes. Il avait remarqué qu'entre ses pensées et celles de son adjoint Danglard existait la même différence qu'entre ce fond d'épuisette plein de fatras et l'étal ordonné d'un poissonnier. Qu'est-ce qu'il y pouvait ? Au bout du compte, il finissait par en sortir quelque chose, si on voulait bien attendre. C'était ainsi qu'Adamsberg utilisait son cerveau, comme une vaste mer nourricière en qui l'on a placé sa confiance mais qu'on a depuis longtemps renoncé à domestiquer.
Il estima, en poussant la porte des Eaux Noires de Dublin, qu'il devait être pas loin de huit heures. Le commissaire ne portait pas de montre et s'arrangeait avec son horloge intérieure qui était fiable à dix minutes près, parfois moins, jamais plus. Il flottait dans le bar cette lourde odeur acide de la Guinness, ou de dégueulis de Guinness, qu'il avait appris à aimer et que le grand ventilateur du plafond n'avait jamais chassée. Les tables en bois verni collaient aux bras, poisseuses de bière renversée et vite épongée. Adamsberg posa sur l'une d'elles son carnet à spirale, pour marquer sa place, et accrocha sans soin sa veste au dossier de sa chaise. C'était la meilleure table, placée sous une immense enseigne où étaient peints gauchement trois châteaux forts d'argent dévorés par les flammes et qui représentaient, lui avait-on expliqué, les armes de la cité gaélique de Dublin.
Il passa sa commande à Enid, une serveuse blonde toute en force qui résistait à la Guinness comme personne, et demanda la faveur de jeter un œil aux informations de huit heures. On savait ici qu'il était flic et on lui concédait, quand besoin était, le droit d'utiliser l'appareil coincé sous le bar. Adamsberg s'agenouilla et alluma le poste.
– Il y a du grabuge ? lui demanda Enid, avec un accent irlandais très costaud.
– C'est un loup qui mange des moutons, mais très loin d'ici.
– En quoi ça vous concerne ?
– Je ne sais pas.
« Je ne sais pas » était une des réponses les plus usuelles d'Adamsberg. Ce n'était pas par flemme ou par distraction qu'il y recourait mais parce qu'il ignorait réellement la bonne réponse et qu'il le disait. Cette ignorance passive fascinait et irritait son adjoint Danglard, qui n'admettait pas qu'on puisse agir avec pertinence en toute méconnaissance de cause. Au contraire, ce flottement était l'élément le plus naturel d'Adamsberg, et le plus productif.
Enid était repartie servir en salle, les bras chargés d'assiettes, et Adamsberg se concentra sur le bulletin qui commençait. Il avait mis la télé à fond car dans le fracas des Eaux Noires il n'y avait pas d'autre moyen pour percevoir la voix du présentateur. Depuis jeudi, il avait suivi les informations tous les soirs mais on n'avait plus évoqué le loup du Mercantour. C'était fini. Et cet épilogue brutal le surprenait. Il était convaincu que cette fin n'était qu'une courte trêve, que l'histoire allait continuer, pas très marrante, et comme poussée par une fatale nécessité. Pourquoi, il ne le savait pas. Et pourquoi ça l'intéressait, il ne le savait pas non plus. C'est ce qu'il avait dit à Enid.
Il ne fut donc qu'à moitié surpris en voyant apparaître la place à présent familière du village de Saint-Victor-du-Mont. Il colla son visage à l'écran pour entendre. Cinq minutes plus tard, il se relevait, un peu sonné. Était-ce cela qu'il était venu chercher ? La mort d'une femme, égorgée dans sa bergerie ? Et n'était-ce pas cela qu'il avait attendu toute la semaine, tout au fond de lui-même ? Dans ces seuls instants, quand la réalité venait absurdement rejoindre ses plus obscures expectatives, Adamsberg chancelait et se faisait presque peur. Le fond de lui-même ne lui avait jamais inspiré tout à fait confiance. Il s'en défiait, comme du fond calciné de la marmite d'un sorcier.
Il rejoignit sa table à pas lents. Enid lui avait apporté son assiette et il dépeça sa pomme de terre sans la voir, une bonne vieille pomme de terre au fromage qu'il commandait toujours aux Eaux Noires de Dublin. Il se demandait pourquoi la mort de cette femme ne l'avait pas surpris. Bon sang, les loups n'attaquaient pas l'homme, ils se débinaient, comme les braves loups pleins de malice qu'ils étaient. Un enfant à la rigueur, mais pas un adulte. Il aurait vraiment fallu qu'elle l'accule. Et qui est assez con pour acculer un loup ? Pourtant, c'est bien ce qui avait dû se passer. Lemême vétérinaire pondéré des débuts était revenu à l'écran. Place à la science. Il avait encore parlé des dents carnassières, et ici, et là, le premier trou, le deuxième trou. Ce type était assommant. Mais il avait l'air de connaître son boulot et il avait presque assuré que c'était bien la gueule d'un loup, du grand loup du Mercantour, qui avait égorgé la femme. Oui, il aurait dû être surpris.
Sourcils froncés, Adamsberg repoussa son assiette vide, sucra son café. Peut-être que tout lui avait paru étrange dès le début. Trop formidable, ou trop poétique, pour être vrai. Quand la poésie surgit inopinément dans la vie, on est étonné, on est séduit, mais on s'aperçoit peu de temps après qu'on s'est fait rouler, que c'était juste une combine, une arnaque. Peut-être qu'il avait cru irréel qu'un immense loup ait surgi des ténèbres pour se jeter à l'assaut d'un village. Mais bon sang, c'était bien les dents d'un loup. Un chien fou peut-être ? Non, le vétérinaire avait été assez clair là-dessus. Bien sûr il était très difficile de faire la différence sur de simples traces de morsures, mais tout de même, pas un chien. La domestication, l'abâtardissement, la réduction de taille, le raccourcissement de la face, le chevauchement des prémolaires, Adamsberg n'avait pas tout retenu mais bref, un chien, cela ne pouvait pas marcher avec ce grand écart qu'on mesurait entre les impacts des dents. Sauf, éventuellement, dans le cas d'un très grand chien, le dogue allemand. Est-ce qu'il y avait un dogue allemand échappé dans la montagne ? Non, il n'y en avait pas. Donc c'était un loup, un grand loup.
Et cette fois, on avait relevé une empreinte au sol, celle d'une patte avant gauche, incrustée dans une bouse de brebis, à la droite du cadavre. Une trace de près de dix centimètres de largeur, la patte d'un loup. Quand on marche du pied gauche dans la merde, ça porte bonheur aux hommes. Adamsberg se demandait si ça valait aussi pour les loups.