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Lawrence ne revint qu'une heure plus tard.

– Ils t'ont gardé longtemps, dit Camille.

– Ouais. Se demandaient pourquoi je m'inquiétais pour Massart. Comment je savais qu'il avait disparu. Personne ne se soucie de lui dans le pays. Pouvais pas leur parler du loup-garou.

– Qu'est-ce que tu as dit ?

– Que Massart m'avait fixé rendez-vous dimanche pour me montrer une grosse empreinte de patte qu'il avait repérée près du mont Vence.

– Pas mal.

– Qu'il n'y avait personne le matin, ni le soir. Que je m'étais inquiété, que j'étais repassé ce matin.

– Ça se tient.

– Se sont inquiétés aussi, au bout du compte. Ont appelé les abattoirs de Digne, personne ne l’a vu. Viennent d'envoyer la brigade de Puygiron, ordre de se déployer tout autour de la baraque. S'ils ne l'ont pas trouvé à deux heures, envoient la brigade d'Entrevaux en renfort. Je voudrais manger, Camille. Je crève de faim. Replie la carte. T'as repéré quelque chose d'autre ?

– Quatre autres croix, très légères. Toujours entre la Nationale 202 et le Mercantour.

Lawrence leva le menton, interrogateur.

– Ça tomberait sur Andelle et Anélias, à l'est de Saint-Victor, sur Guillos, à dix kilomètres au nord, et à La Castille,presque à la limite du Parc.

– Colle pas, dit Lawrence. Jamais eu d'attaque dans ces bergeries. Tu es certaine des lieux ?

– A peu près.

– Colle pas. Doit signifier autre chose.

Lawrence réfléchit.

– Peut-être là qu'il pose ses pièges, proposa-t-il.

– Pourquoi les pointer sur la carte ?

– Inscrit ses prises. Repère les bons endroits. Camille hocha la tête, replia la carte.

– On va déjeuner au café de la place, dit-elle, il n'y a plus rien ici.

Lawrence fit la moue, vérifia le contenu du réfrigérateur.

– Tu vois, dit Camille.

Lawrence était un homme de solitude, il n'aimait pas s'immerger dans les lieux publics, et surtout pas déjeuner dans les cafés, entendre le fracas des couverts et des mastications et manger devant les autres. Camille aimait le bruit et, des qu'elle le pouvait, elle traînait Lawrence au café de la place, où elle allait presque chaque jour quand le Canadien disparaissait dans le Mercantour.

Elle s'approcha de lui, posa un baiser sur ses lèvres.

– Viens, dit-elle.

Lawrence la serra contre lui. Camille s'échapperait s'il l'isolait du reste du monde. Mais ça lui coûtait.

Larquet, le frère du cantonnier, entra dans le café à la fin du repas, congestionné et haletant. Les conversations s'interrompirent. Larquet ne mettait jamais les pieds au café, il emportait une gamelle et mangeait sur la route.

– Qu'est-ce qui t'arrive, vieux père ? demanda le patron. T'as vu la Vierge ?

– J'ai pas vu la Vierge, pauvre con. J'ai vu la femme du veto qui remontait de Saint-André.

– Sûr que c'est tout le contraire, dit le patron.

La femme du vétérinaire était infirmière et piquait les fesses de tous les environs de Saint-Victor. Elle était très demandée, parce qu'elle était si douce qu'elle piquait sans qu'on s'en aperçoive. D'autres disaient que c'est parce qu'elle couchait avec tous les types acceptables dont elle piquait les fesses. D'autres, plus charitables, disaient que ce n'était pas de sa faute si elle piquait des fesses, que ce n'était pas un boulot si marrant que cela, qu'on veuille bien se mettre à sa place une minute.

– Et alors ? demanda le patron. Elle t'a violé dans le fossé ?

– T'es vraiment qu'un pauvre taré, dit Larquet en reniflant de mépris. Tu veux que je te dise, Albert ?

– Dis toujours ?

– Elle refuse de te piquer les fesses, et c'est ça que tu peux pas endurer. Si bien que tu salis tout, parce que tu sais rien faire d'autre.

– T'as fini ton prêche ? demanda le patron, un éclair de rage dans les yeux.

Albert avait des yeux bleus très petits, perdus dans un large visage brique, il n'était pas spécialement engageant.

– J'ai fini, oui, seulement parce que je respecte ta femme.

– Ça suffit, dit Lucie en posant la main sur le bras de son mari. Qu'est-ce qu'il y a, Larquet ?

– La femme du veto, elle revenait de Guillos. Y a eu trois autres brebis de dégommées.

– Guillos ? T'es certain ? Ça fait drôlement loin.

– Ouais, ben j'invente rien. C'est à Guillos. Ça veut dire que la bête frappe partout. Demain, elle peut être à Terres-Rouges et après-demain à Voudailles. Si elle veut, comme elle veut.

– A qui étaient les brebis ?

– À Grémont. Il est sens dessus dessous.

– Mais c'est que des brebis, hurla une voix. Et vous allez chialer pour ça ?

Tout le monde se retourna pour voir le visage défait de Buteil, l'intendant des Écarts. Bon sang, Suzanne.

– Et personne qu'a versé une larme pour Suzanne qu'est même pas enterrée ! Et ça pleurniche pour des bêlantes ! Vous êtes tous des enculés !

– On pleurniche pas, Buteil, dit Larquet en tendant le bras. Possible qu'on soit tous des enculés, surtout Albert, mais personne oublie Suzanne. Mais c'est cette putain de bête qui l’a tuée, et bon sang faut la trouver.

– Ouais, dit une voix.

– Ouais. Et si les gars de Guillos la trouvent avant, on aura l'air de minables.

– On la chopera d'abord. Les gars de Guillos sont ramollis depuis qu'ils ne font que de la lavande.

– Rêvez pas les gars, dit le postier, un type assez neurasthénique. On est aussi périmés que les gars de Guillos ou d'ailleurs. On n'a plus le flair, on ne sent plus les pistes. Cette bête, on ne la chopera que le jour où eile rappliquera ici même pour boire un petit coup au comptoir. Et encore, faudra attendre qu'elle soit bourrée pour l'avoir, et en s'y mettant à dix. D'ici là, elle aura bouffé tout le pays.

– Ben dis donc, t'es gai, toi.

– C'est complètement con, cette histoire de loup qui vient boire un coup.

– Faut demander un hélico, proposa une voix.

– Un hélico ? Pour voir dans la montagne ? T'es débile ou quoi ?

– Paraît en plus qu'on a perdu Massait, dit une autre voix. Les gendarmes le cherchent au mont Vence.

– Ben ça, c'est pas ce que j'appelle une perte, dit Albert.

– Pauvre con, dit Larquet.

– Ça suffit, dit Lucie.

– Et qu'est-ce qui te dit que Massart n'a pas été pris par la bête ? Avec cette manie de toujours sortir la nuit ?

– Ouais, on va le retrouver déchiqueté, le Massart. C'est moi qui vous le dis.

Lawrence attrapa Camille par le poignet.

– On s'en va, lui dit-il. Ils me rendent dingue.

Une fois sur la place, Lawrence reprit son souffle comme s'il était sorti d'un nuage toxique.

– Un ramassis de tarés, gronda-t-il.

– Ce n'est pas un ramassis, dit Camille. Ce sont des hommes qui ont peur, qui ont du chagrin, ou qui sont déjà bourrés. Entendu, Albert est taré.

Ils remontèrent les rues brûlantes vers la maison.

– Qu'est-ce que tu en dis ? demanda Camille.

– Quoi ? Qu'ils étaient bourrés ?

– Non. Le village où a eu lieu l'attaque. Guillos. C'est le lieu pointé sur la carte.

Lawrence s'arrêta, dévisagea Camille.

– Comment Massart aurait-il pu savoir ? murmura-t-elle. Comment aurait-il pu savoir, avant ?