– J'en ai peur, dit Lawrence.
– Je ne sais même pas si ça rentre dans celle de l'adjudant-chef.
– Ecoute, gendarme, reprit Lawrence patiemment, on verra plus tard ce qui rentre et ce qui ne rentre pas dans l'adjudant-chef. Mais on va déjà essayer. Entendu ?
L'appelé disparut et revint cinq minutes plus tard.
– L'adjudant-chef vous attend, dit-il en désignant une porte.
– Vas-y tout seul, glissa soudain Camille à Lawrence. Je n'aime pas dénoncer. Je t'attends dans le hall.
– God. Tu m'abandonnes dans le rôle du salaud, pas vrai ? Tu n'as surtout pas envie de partager ?
Camille haussa les épaules.
– S'agit pas de dénoncer, bullshit, dit Lawrence. S'agit de bloquer un dingue.
– Je sais.
– Alors viens.
– Je ne peux pas. Ne me demande pas ça.
– C'est comme si tu lâchais Suzanne.
– Pas de chantage, Lawrence. Vas-y seul. Je t'attends.
– Tu me désapprouves ?
– Non.
– Alors tu es lâche.
– Je suis lâche.
– Tu l'as toujours su ?
– Bon sang, bien sûr que oui.
Lawrence sourit et suivit l'appelé. Devant la porte du bureau de l'adjudant, celui-ci le retint par la manche.
– Sans blaguer, chuchota le jeune gendarme, un vrai loup-garou ? Un type que quand on l'ouvre depuis…
– On ne sait pas encore, dit Lawrence. C'est le genre de truc qu'on ne vérifie qu'à la dernière minute. Tu comprends ?
– Je comprends cinq sur cinq.
– Tant mieux.
L'adjudant-chef, un homme assez élégant au visage mince et flasque, attendait avec un sourire narquois, un peu renversé sur sa chaise en plastique, les mains croisées sur le ventre. A ses côtés, assis devant une petite table et une machine à écrire, Lawrence reconnut Justin Lemirail, le gendarme moyen, et lui fit un signe.
– Un, comment dirais-je, loup-garou, hein ? demanda l'adjudant-chef d'un ton léger.
– Vois pas ce qu'il y a de très marrant, dit Lawrence brutalement.
– Voyons, reprit l'adjudant, de cette voix conciliante qu'on prend pour ne pas contrarier les cinglés. Où cela, ce loup-garou ?
– À Saint-Victor-du-Mont. Cinq brebis égorgées là-bas la semaine dernière, à la bergerie de Suzanne Rosselin. Votre collègue y était.
L'adjudant-chef tendit la main vers le Canadien, dans un geste affecté, plus mondain que militaire.
– Nom, prénoms, carte d'identité, demanda-t-il en souriant toujours.
– Lawrence Donald Johnstone. Nationalité canadienne.
Lawrence tira une liasse de papiers de sa veste et les posa sur le bureau. Passeport, visa, autorisation de séjour.
– C'est vous le scientifique qui travaillez sur le Mercantour ?
Lawrence acquiesça.
– Je vois des, comment dirais-je, demandes de prolongations de visa. Des problèmes ?
– Pas de problème. Je traîne. Je m'incruste.
– Et pourquoi cela ?
– Les loups, les insectes, une femme.
– Pourquoi pas ? dit l'adjudant.
– En effet, répondit Lawrence.
L'adjudant-chef fit signe à Lemirail qu'il pouvait se mettre à taper.
– Vous voyez qui est Suzanne Rosselin ? demanda Lawrence.
– Bien sûr, monsieur Johnstone. Il s'agit de cette pauvre femme qui s'est fait égorger, comment dirais-je, dimanche.
– Vous voyez qui est Auguste Massart ?
– On recherche cet individu depuis hier.
– Mercredi dernier, Suzanne Rosselin a accusé Massart d'être un loup-garou.
– Devant témoins ?
– Devant moi.
– Seul ?
– Seul.
– C'est dommage. Vous voyez une bonne raison à ce que la femme Rosselin vous ait pris pour unique confident ?
– Deux bonnes. Pour Suzanne, les Saint-Victoriens étaient tous des connards incultes.
– Je confirme, intervint Lemirail.
– Suis étranger, et je connais les loups, compléta Lawrence.
– Et sur quoi se fondait cette comment dirais-je accusation ?
– Sur le fait que Massart n'a pas de poils.
L'adjudant-chef fronça les sourcils.
– Dans la nuit de samedi à dimanche, enchaîna Lawrence, Suzanne a été égorgée. Massart a disparu le lendemain.
L'adjudant sourit.
– Ou s'est perdu dans la montagne, dit-il.
– Si Massart s'est perdu, s'est piégé, s'est Dieu sait quoi, objecta Lawrence, le dogue, lui, ne se serait pas égaré.
– Le dogue veille sûrement à ses côtés.
– On l'entendrait. Il hurlerait.
– Est-ce que vous insinuez qu'un loup-garou nommé Massart aurait égorgé la femme Rosselin et qu'il aurait pris la comment dirais-je fuite ?
– J'insinue qu'il a tué Suzanne, oui.
– Est-ce que vous suggérez qu'on se saisisse de cet individu et qu'on l'ouvre ensuite depuis la gorge…
– Merde, dit Lawrence. Bullshit. Ceci est une affaire sérieuse.
– Fort bien. Présentez et argumentez votre accusation.
– God. Je pense que Suzanne n'a pas été tuée par un loup parce qu'elle n'aurait pas acculé un loup. Je pense que Massart n'est pas perdu en montagne mais qu'il est en cavale. Je pense que Massart n'est pas un loup-garou mais un aliéné sans poils qui tue les brebis avec son chien ou avec Crassus le Pelé.
– Qui est ce Crassus le Pelé ?
– Un très grand loup qu'on a perdu de vue depuis deux ans. Je pense que Massart l'a capturé tout jeune et qu'il l'a apprivoisé. Je pense que la folie meurtrière de Massart s'est débridée avec l'arrivée des lops dans le Mercantour. Je pense qu'il a domestiqué le loup et qu'il l'a dressé à l'attaque. Je pense qu'à présent qu'il a fait égorger une femme, les vannes sont ouvertes. Je pense qu'il peut tuer d'autres gens, des femmes surtout. Je pense que le loup Crassus est d'une taille exceptionnelle et qu'il est dangereux. Je pense qu'il faut interrompre les recherches sur le mont Vence et chercher Massart vers le nord, à partir de La Castille où il était cette nuit.
Lawrence s'arrêta, souffla. Ça faisait beaucoup de phrases. Lemirail tapait vite.
– Et moi je crois, dit l'adjudant d'un ton toujours conciliant, que les choses sont plus simples. On a déjà assez à faire ici avec les loups pour ne pas s'inventer des dompteurs de loups. Ici, monsieur Johnstone, on n'aime pas les loups. Ici on ne tue pas les brebis.
– Massart les tue, à l'abattoir.
– Vous confondez tuer et abattre. Vous ne croyez pas à la mort accidentelle de Suzanne Rosselin, mais moi oui. La femme Rosselin était de ces individus à provoquer un loup sans se soucier des comment dirais-je conséquences. Elle était aussi individu à adhérer à n'importe quelle légende. Vous ne croyez pas que Massart se soit perdu en montagne et moi je dis que vous ne connaissez pas le pays. En quinze années, trois individus expérimentés ont péri dans la région, par chute accidentelle. L'un d'eux n'a jamais été retrouvé. On a procédé à la fouille du domicile de Massart : il y manque ses chaussures de marche, son bâton, son sac à dos, son fusil, sa cartouchière et sa comment dirais-je veste de chasse. Il n'a pas emporté de vêtements de rechange, ni de trousse de toilette. Cela signifie, monsieur Johnstone, que l'individu Massart n'est pas parti en cavale, ainsi que vous le suggérez, mais qu'il est parti en comment dirais-je excursion pour la journée de dimanche. Peut-être même à la chasse.