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– Un homme en cavale n'emporte pas toujours sa brosse à dents, coupa Lawrence. Ce n'est pas un voyage d'agrément. Est-ce qu'il y avait de l'argent dans la maison ?

– Non.

– Pourquoi aurait-il emporté son argent pour une partie de chasse ?

– Rien ne dit qu'il avait du liquide chez lui. Rien ne dit qu'il en a emporté.

– Et le dogue ?

– Le dogue suivait son maître et il a glissé avec lui dans une ravine. Ou le dogue a glissé et le maître a tenté de le sauver.

– Bullshit, admettons, dit Lawrence. Et Crassus ? Comment ce loup aurait-il disparu, si jeune, du Mercantour ? Il n'a été repéré nulle part.

– Crassus est sûrement mort de sa belle mort et son squelette blanchit quelque part dans les forêts du Parc.

– God, dit Lawrence. Admettons.

– Vous vous êtes un peu monté la tête, monsieur Johnstone. Je ne sais pas comment les choses se passent dans votre comment dirais-je pays, mais ici, sachez-le, il n'y a que quatre sources de violence criminelle, pouvant ou non entraîner la mort de l'individu : la trahison conjugale, le déchirement à l'héritage, l'abus d'alcool et le procès de mitoyenneté. Mais des dresseurs de loups, des égorgeurs de femme, non, monsieur Johnstone. Quelle est exactement votre profession, dans votre pays ?

– Grizzlis, dit Lawrence entre ses dents. J'étudie les grizzlis.

– Vous voulez dire que vous vivez avec ces comment dirais-je ours ?

– God. Yes.

– Un travail d'équipe, en somme ?

– Non. La plupart du temps, je suis seul.

L'adjudant prit cet air qui signifiait « Je comprends mieux, mon pauvre vieux, comment vous pouvez dérailler à ce point ». Lawrence, exaspéré, sortit de sa veste la carte routière de Massart et la déplia sur le bureau.

– Voici, mon adjudant, commença-t-il en appuyant sur les mots, une carte que j'ai prise dans la maison de Massart hier matin.

– Vous êtes-vous volontairement introduit dans le domicile d'Auguste Massart en son absence ?

– La porte n'était pas fermée. Je m'inquiétais. Aurait pu être mort dans son lit. Assistance à personne en danger. J'ai un témoin.

– Et vous avez sciemment dérobé cette carte ?

– Non. Je l'ai regardée et je l'ai empochée par mégarde. C'est ensuite, à la maison, que j'ai vu ces marques.

L'adjudant attira la carte vers lui et l'examina avec attention. Après quelques minutes, il la fit glisser vers Lawrence sans un commentaire.

– Cinq croix marquent les lieux-dits où ont eu lieu les derniers massacres de brebis, expliqua Lawrence en les indiquant du doigt. Les croix qui indiquent Guillos et La Castille ont été tracées avant les attaques d'hier et de cette nuit.

– Et puis tout un circuit jusqu'en Angleterre, observa l'adjudant.

– Peut-être sa route à suivre pour quitter le pays. L'itinéraire évite tous les grands axes. Il avait songé à cette éventualité.

– Et comment ! ricana l'adjudant en s'appuyant au dossier de sa chaise.

– C'est-à-dire ?

– C'est-à-dire, monsieur Johnstone, que Massart a une sorte de frère en comment dirais-je Angleterre, qui dirige le plus gros abattoir de Manchester. Vocation de famille. Massart envisageait depuis longtemps de le rejoindre là-bas.

– Comment le savez-vous ?

– Parce que je suis adjudant-chef, monsieur Johnstone, et que c'est de notoriété publique, ici.

– En ce cas, pourquoi partir par les petites routes ?

L'adjudant sourit encore plus.

– C'est fou, monsieur Johnstone, ce qu'il faut vous apprendre. Chez vous, on n'hésite pas à franchir cinq cents kilomètres d'autoroute pour aller boire une bière. Ici, on ne se déplace pas nécessairement comme une flèche. Pendant vingt ans, Massart a tourné dans toute la France, rempailleur ambulant sur les marchés, une journée ici, une journée là. Il connaît un tas de villages et un tas de monde. La petite route, c'est sa première famille.

– Pourquoi l'a-t-il quittée ?

– Il voulait rentrer au pays. Il a trouvé ce travail aux abattoirs et il est revenu il y a six ans. On ne peut pas dire d'ailleurs que le village lui ait fait fête. Ici, la haine des Massart est tenace. Cela doit dater d'une vieille et moche histoire avec son comment dirais-je père, ou grand-père, je ne pourrais pas affirmer.

Lawrence secoua la tête, pour signifier son impatience.

– Les croix ? demanda-t-il.

– Tout ce rectangle, dit l'adjudant en souriant à nouveau et en tapant la carte du bout du doigt, entre le Massif, la nationale, les Gorges de Daluis et la Tinée, c'est le secteur de ramassage de Massart pour les abattoirs de Digne. A Saint-Victor, Pierrefort, Guillos, Ventebrune, La Castille, sont implantées les plus importantes bergeries fournisseuses. Voilà pour vos « marques ».

Lawrence replia sa carte sans un mot.

– C'est l'ignorance, monsieur Johnstone, qui est cause des plus folles pensées.

Lawrence empocha la carte, ramassa ses papiers.

– Donc, aucune chance qu'il y ait la moindre enquête ? dit-il.

L'adjudant secoua la tête.

– Aucune chance, confirma-t-il. On va suivre la procédure de routine, chercher Massart jusqu'à dépassement des chances de survie. Mais je crains que la comment dirais-je montagne ne l'ait déjà pris pour de bon.

Il tendit la main à Lawrence sans se lever. Le Canadien la lui serra sans un mot et se dirigea vers la porte.

– Une minute, appela l'adjudant.

– Oui ?

– Au juste, que veut dire « bullshit » ?

– Ça veut dire « merde de taureau », « merde de bison » et « allez vous faire foutre ».

– Merci pour le renseignement

– Je vous en prie.

Lawrence ouvrit la porte et sortit.

– Pas très poli, ce type, commenta l'adjudant

– Ils sont tous comme ça, là-bas, expliqua Lemirail. Touscomme ça. C'est pas des mauvais gars mais ils sont frustes. Ilsn'ont pas de raffinement. Pas de raffinement.

– Ignorants, quoi, conclut l'adjudant

XIV

Camille n'avait pas allumé la lumière. Dans la demi-obscurité, Lawrence avalait un morceau avant de repartir dans le Mercantour. Mercier l'attendait, Augustus, Electre, tout le monde l'attendait. Il voulait chasser des garennes pour le vieux père et voir les autres à l'aube. Ensuite, il redescendrait pour l'enterrement de la grosse, c'est ce qu'il avait dit. Il mangeait en silence, ulcéré et sombre.

– Cet adjudant-chef de merde est bouffé d'orgueil, marmonna-t-il. Il n'a pas toléré qu'on en sache plus que lui. Il n'a pas supporté qu'un Canadien ignorant – car les Canadiens sont ignorants et s'enduisent le corps de graisse d'ours – ait quoi que ce soit à lui apprendre sur un gars du pays. Et il pue la sueur.

– Ça va peut-être se calmer, tenta Camille.

– Ça ne va pas se calmer du tout. Quand Massart aura jeté son loup sur une bonne douzaine de femmes, à défaut de pouvoir leur sauter dessus lui-même, ils se décideront enfin à se bouger les fesses.

– Je crois qu'il s'en tiendra aux moutons, dit Camille. Il a tué Suzanne pour se protéger. Peut-être qu'il va filer à Manchester et qu'il s'arrêtera. C'est le village qui le rendait fou. Lawrence la regarda, caressa ses cheveux.

– C'est déconcertant, dit-il, tu ne vois le mal nulle part. J'ai peur que tu ne sois très loin du compte.