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– Possible, dit Camille en haussant les épaules, un peu froissée.

– Au fond, tu n'as pas compris ? Tu n'as pas réellement compris ?

– J'en ai compris autant que toi.

– Rien du tout, Camille. Tu n'as pas compris. Tu n'as pas compris que Massart n'avait égorgé que des brebis. Pas des moutons, pas des agneaux, pas des vieux béliers irascibles et crâneurs. Des brebis, Camille. Mais cela, ça t'a complètement échappé.

– Possible, répéta Camille, qui réalisait en effet que cela lui avait tout à fait échappé.

– Parce que tu n'es pas un homme, voilà pourquoi. Tu ne détectes pas la femelle dans la brebis. Tu ne détectes pas l'agression sexuelle dans leur égorgement. Tu crois que Massart va s'arrêter. Ma petite Camille. Mais Massart ne peut pas s'arrêter. Tu ne piges pas que ce foutu égorgeur est d'abord un violeur ?

Camille hocha la tête. Elle commençait à voir.

– A présent qu'il est passé de la brebis à la femme, tu te figures qu'il va aller gentiment se calmer à Manchester ? God. Il ne va pas se calmer du tout. Il n'est pas question une seule seconde de calme. Il est déchaîné. Il est peut-être sans poils et sans couteau mais son loup a tout cela pour lui, au centuple. Il jettera l'animal sur ces femmes, et il regardera son loup les consommer à sa place.

Lawrence se leva, secoua brusquement ses cheveux, comme pour chasser toute cette violence, sourit, et entoura Camille de ses bras.

– C'est comme ça, dit-il à voix basse, c'est la vie des bêtes.

Après que Lawrence eut disparu sur la route, Camille resta assise une quinzaine de minutes dans un silence pesant, encerclée d'images éprouvantes.

Musique, donc. Elle brancha le synthétiseur, appliqua les écouteurs sur ses oreilles. Il restait deux thèmes à composer avant de boucler le huitième épisode du feuilleton sentimental.

Elle n'avait pas d'autre choix, pour créer cette musique de commande, que de s'immerger dans l'univers affectif des personnages de la série, et leurs démêlés la faisaient tellement suer que la tâche était rude. Tout l'argument du feuilleton reposait sur le choc frontal de deux dilemmes : d'un côté celui d'un homme mûr, retraité d'active mais baron, qui avait fait serment de ne jamais se remarier, à la suite d'un drame inexpliqué ; de l'autre celui d'une femme encore jeune, professeur de grec, qui avait fait serment de ne jamais plus aimer, à la suite d'une tragédie tout autant inexpliquée. Le baron s'était dévoué à ses deux enfants, qu'il faisait éduquer dans les murs de son château d'Anjou – on ne savait pas pourquoi les petits n'allaient pas à l'école. D'où la rencontre avec cette enseignante. Bien. Intervenait alors, inattendu, sourd puis impérieux, un fulgurant désir charnel entre le baron et la professeur de grec, qui mettait à rude épreuve les serments moraux qui ligotaient les deux protagonistes à leurs passés inexpliqués.

Camille en était là et, bien souvent, elle peinait. Le baron et l'helléniste qui passaient leurs jours à marcher de long en large, l'un devant le feu de bois, l'autre devant le tableau noir, serrant leurs poings de désir comprimé, étaient parvenus à l'écœurer. Elle les haïssait. La meilleure astuce qu'elle avait trouvée pour parvenir à composer une bonne musique sentimentale tout en les oubliant consistait à remplacer le baron et la professeur par un papa campagnol et une maman campagnol, comme dans ses livres d'enfant quand elle croyait encore à l'amour. Elle fermait les yeux, appelait à elle l'image du papa campagnol, fort et fier dans sa salopette de campagne, avec les deux petits campagnols qui apprenaient le grec en bondissant, couvant des yeux la maman campagnol en blouse rouge. Et ça marchait bien mieux ainsi. Suspense, tension, disparitions inexpliquées des campagnols, émotions des retrouvailles. Jusqu'ici, les producteurs s'étaient déclarés très satisfaits des bandes qu'elle leur avait adressées. Ça collait au thème, ils avaient dit.

Depuis la mort de Suzanne, cela devenait une véritable épreuve que de s'occuper de cette famille de campagnols qui n'avait de cesse de s'emmerder l'existence pour des broutilles.

Camille s'interrompait souvent, les doigts au repos sur le clavier. Ce qui, à son idée, choquait tellement Lawrence dans le cas de Massart, au-delà de ces attaques d'épouvanté, c'était qu'il se serve d'un loup : Massart salissait les loups, il les diffamait, il les dégradait. Il leur avait fait plus de mal en huit jours que les pétitions des bergers en six ans. Et cela, Lawrence ne le pardonnait pas à Massart.

Mais quoi qu'il arrive à présent, c'était l'impuissance. Massart était sur les routes, les gendarmes cherchaient sa dépouille sur le mont Vence, Lawrence était reparti dans le Mercantour et elle, Camille, retrouvait son face à face avec le quatuor de campagnols émotifs.

Il n'était qu'une heure du matin mais elle ôta son casque, ferma sa partition, s'allongea sur le grand lit et ouvrit le Catalogue, à la page des Meuleuses 125 mm 850 W Poignée bilatérale Arrêt automatique en cas d'usure des balais. Voilà qui aurait résolu bien des soucis à la professeur de grec si seulement elle s'était donné la peine de s'y intéresser.

On frappa doucement à la porte, deux coups. Camille sursauta et s'assit sur le lit. Elle ne bougea pas et attendit. Deux coups à nouveau, et des frottements derrière le panneau de bois. Pas de voix, pas d'appel. A nouveau une courte attente, puis deux coups. Camille vit la poignée de la porte s'abaisser, remonter. Elle descendit à bas du lit, le coeur cognant. Elle avait donné un tour de clef à la serrure, niais qui le voulait entrerait par la fenêtre d'un bon coup j'épaule. Massart ? Massart aurait pu les voir entrer dans sa baraque. Dans la gendarmerie, même. Qui disait que Massart n'avait pas attendu le départ du Canadien pour venir s'expliquer avec elle à la nuit, d'homme à femme ? Avec le loup ?

Elle se força à respirer à fond et s'approcha sans un bruit de sa sacoche à outils. Brave vieille sacoche bourrée de marteaux, pinces multiprises de force et burette métal aspergeante remplie d'huile de moteur. Elle prit la burette dans la main gauche, la massette dans la droite, et se dirigea doucement vers le téléphone. Elle imaginait l'homme glabre derrière la porte, cherchant sans bruit un accès.

– Camille ? appela soudain la voix de Soliman. C'est toi ?

Camille laissa retomber ses bras et alla ouvrir. Dans l'ombre, elle distingua la silhouette du jeune homme et son visage étonné.

– Tu réparais quelque chose ? demanda-t-il. A cette heure-là ?

– Pourquoi n'as-tu pas dit que c'était toi ?

– Je ne savais pas si tu dormais. Pourquoi tu ne répondais pas ?

Sol considéra la burette, la massette.

– Je t'ai fait peur, pas vrai ?

– C'est possible, dit Camille. Entre, maintenant.

– Je ne suis pas seul, dit Sol en hésitant. Le Veilleux est avec moi.

Camille haussa son regard derrière le jeune homme et aperçut, quatre pas en arrière, la silhouette droite de l'antique berger. Que îe Veilleux soit au village, hors de la bergerie, annonçait qu'un événement exceptionnel était en cours.

– Qu'est-ce qui s'est passé, bordel ? murmura-t-elle.