– Rien encore. On veut te voir.
Camille s'effaça pour laisser passer Sol et le Veilleux, qui entra tout raide et la salua d'un court mouvement de tête, Elle reposa burette et massette, les mains encore tremblantes, et leur fit signe de s'asseoir. Le regard du vieux posé sur elle, l'embarrassait. Elle sortit trois verres qu'elle remplit ras bord d'eau-de-vie sans raisins. Il n'y avait plus de raisins depuis la mort de Suzanne.
– Qui craignais-tu ? demanda Soliman.
Camille haussa les épaules.
– Rien. J'ai eu la trouille, c'est tout.
– Tu n'es pas très trouillarde.
– Ça m'arrive.
– De quoi t'avais peur ? insista Soïiman.
– Des loups. J'avais peur des loups. Tu es satisfait ?
– Des loups qui frappent à ta porte en cognant deux fois ?
– Bon, Sol. Qu'est-ce que ça peut te foutre au juste ?
– Tu avais peur de Massart.
– Massart ? Le type du mont Vence ?
– C'est ça.
– Pourquoi j'aurais peur de ce type ? Il paraît qu'il s'est cassé la gueule dans la montagne et que les flics le recherchent.
– Tu avais peur de Massart, un point c'est tout.
Soliman avala une rasade d'alcool et Camille plissa les yeux.
– Comment es-tu au courant ? demanda-t-elle.
– On ne parle que de lui ce soir, sur la place, répondit Sol, d'une voix tendue. Paraît que tu es allée avec le trappeur à Puygiron pour raconter aux flics que Massart était un loup-garou, qu'il avait égorgé les brebis, qu'il avait égorgé ma mère et qu'il était en cavale.
Camille resta silencieuse. Elle et Lawrence avaient doublé les gens du pays et accusé l'un d'eux. Ça avait fui, évidemment, ils allaient le payer. Elle but une gorgée d'eau-de-vie et leva les yeux vers Soliman.
– Ce n'était pas censé fuir.
– Ça a fui. Le genre de fuite que tu ne sais pas réparer.
– Eh bien tant pis, Soliman, dit-elle en se levant. C'est]a vérité. Massart est un égorgeur. C'est lui qui a attiré Suzanne dans ce piège. J'en ai rien à foutre que ça te convienne ou pas. C'est la vérité.
– Ouais, dit soudain le Veilleux. C'est la vérité.
Il avait une voix sourde, bourdonnante.
– C'est la vérité, répéta Soliman, en se penchant vers Camille, qui se rassit, incertaine. Il a vu juste, le trappeur, reprit-il d'une voix rapide. Il connaît les bêtes et il connaît les hommes. Le loup n'aurait pas attaqué ma mère, ma mère n'aurait pas coincé le loup, et le dogue de Massart serait revenu de la montagne. Massart est parti avec son chien, parce que Massart a tué ma mère, parce qu'elle savait qui il était.
– Un loup-garou, dit le Veilleux en frappant du plat de la main sur la table.
– Et, continua Soliman en s'agitant, on dit que les flics n'ouvriront pas d'enquête, qu'ils n'ont pas cru un mot de ce qu'a dit le trappeur. C'est vrai, Camille ?
Camille acquiesça.
– C'est certain ? Ils ne feront rien de rien ?
– Rien, confirma Camille. Ils cherchent son corps, mort ou blessé, sur le mont Vence et s'ils ne le trouvent pas d'ici quelques jours, ils abandonneront.
– Et tu sais ce qu'il va faire, maintenant, Camille ?
– Je suppose qu'il va tuer quelques brebis sur sa route et qu'il va filer en Angleterre.
– Et moi, je suppose qu'il va tuer drôlement plus gros que des brebis.
– Ah. Toi aussi ?
– Qui d'autre ?
– Lawrence le suppose.
– Lawrence a raison.
– Parce que Massart est un loup-garou, décréta le Veilleux en plaquant à nouveau sa main sur la table.
Soliman vida son verre.
– Est-ce que tu crois, Camille, dit-il, que j'ai la tête d'un type à laisser cavaler l'assassin de ma mère jusqu'en Angleterre ?
Camille considéra Soliman, ses yeux bruns et brillants, ses lèvres un peu tremblantes.
– Pas tout à fait, reconnut-elle.
– Tu sais ce qui arrive aux pauvres morts assassinés que personne n'a vengés ?
– Non, Sol, comment veux-tu que je le sache ?
– Ils pourrissent dans le marigot puant aux crocodiles sans que jamais leur esprit ne puisse se dépêtrer de la vase.
Le Veilleux posa sa main sur l'épaule du jeune homme.
– On n'en est pas sûr, de ça, observa-t-il à voix basse.
– Entendu, lui répondit Soliman. Je ne suis même pas certain que ce soit dans un marigot.
– N'invente pas d'histoire africaine, Sol, dit le Veilleux sur le même ton. Ça va tout compliquer pour la jeune femme.
Le regard de Soliman revint vers Camille.
– Alors tu sais ce qu'on va faire, le Veilleux et moi ? reprit-il.
Camille haussa les sourcils, attendit la suite. Elle n'était pas exactement rassurée par le comportement fébrile de Soliman. D'ordinaire, Sol était un garçon assez paisible. Elle l'avait laissé dimanche dernier bouelé dans les toilettes, et elle le retrouvait ce soir libéré mais presque hors de lui. La mort de Suzanne avait déjanté le petit et secoué le vieux.
– On va partir à ses trousses, annonça Soliman. Puisque les flics ne veulent pas le faire, on va partir à ses trousses.
– On va lui coller au cul, confirma le Veilleux.
– El on le harponnera.
– El après ? questionna Camille, méfiante. Vous le remettrez aux flics ?
– Des queues, dit Soliman, digne héritier du fier langage de Suzanne. Si on le rend aux flics, les flics le rendront à la nature et il faudra remettre ça. Le Veilleux et moi, on ne va pas passer notre existence à courser ce vampire. Tout ce qu'on veut, c'est venger ma mère. Alors on le harponnera, et quand on l'aura harponné, on l'effacera.
– Effacera ? répéta Camille.
– On le zigouillera, quoi.
– Et après qu'il sera mort et bien mort, précisa le Veilleux, on lui ouvrira le bide depuis la gorge jusqu'aux couilles pour, voir si les poils ils sont dedans. Il a déjà de la chance qu'on ne lui fasse pas vivant.
– C'est le progrès, murmura Camille.
Elle rencontra le regard du Veilleux, de beaux yeux qui avaient la teinte du whisky.
– Vous marchez dans cette histoire de poils ? lui demanda-t-elle. Vous marchez vraiment dans cette histoire ?
– Dans cette histoire de poils ? répéta le Veilleux de sa voix sourde.
Il fit une sorte de grimace et ne répondit pas.
– Massart est un loup-garou, gronda-t-il après un instant. Votre trappeur l'a dit aussi.
– Lawrence n'a jamais dit ça. Lawrence a dit que tous ceux qui croyaient au loup-garou étaient de vieux enculés arriérés. Lawrence a dit que tous ceux qui parleraient d'ouvrir un gars depuis la gorge jusqu'aux couilles le trouveraient sur leur route avec un fusil de chasse à l'ours. Lawrence a dit enfin que Massart tuait avec un dogue, ou avec un grand loup, Crassus le Pelé, qu'on a perdu de vue depuis deux ans. Ce sont les dents de ce loup, et pas celles de Massart.
Le Veilleux plissa ses lèvres et raidit son dos, sans ajouter un mot.
– De toute façon, coupa Soliman, c'est l'assassin de ma mère. Alors, le Veilleux et moi, on va partir à ses trousses.
– On va lui coller au cul.
– Et quand on l'attrapera, on le tuera.
– Non, dit Camille.
– Et pourquoi non ? dit Soliman en se dressant.
– Parce qu'après vous ne vaudrez pas plus cher que lui, mais de toute manière on s'en foutra parce que vous serez en tôle pour le reste de vos vies d'abrutis. Suzanne sera peut-être sortie du marigot puant, c'est bien possible, et Massart aura son compte, bide ouvert ou pas bide ouvert, poils dedans ou pas poils dedans, mais vous, vous aurez toutes vos vieilles vies d'assassins à cuver en tôle en comptant les moutons la nuit.