Lawrence était du côté des loups. Il estimait que les bêtes avaient honoré la petite terre de France en passant audacieusement les Alpes, comme des ombres solennelles venues du passé. Pas question de les laisser massacrer par les petits hommes surcuits. Mais, comme tout chasseur nomade, le Canadien était un homme prudent. Au village, il ne parlait pas des loups, il restait muet, suivant en cela le précepte de son père : « Si tu veux rester libre, ferme ta gueule. »
Lawrence n'était pas redescendu à Saint-Victor-du-Mont depuis cinq jours. Il avait prévenu Camille qu'il suivrait le vénérable Augustus dans ses chasses nocturnes et désespérées jusqu'à jeudi, avec la caméra infrarouge. Mais le jeudi, les échecs répétés du vieux loup avaient eu raison de la résistance de Lawrence et il avait prolongé sa traque d'une soirée, pour lui trouver de quoi bouffer. Il avait attrapé deux garennes au terrier, leur avait ouvert la gorge d'un coup de couteau et déposé les cadavres sur une des pistes d'Augustus. A l'abri des broussailles, entortillé dans une toile cirée censée retenir son odeur d'homme, Lawrence avait guetté avec anxiété le passage de la maigre bête.
À présent, il traversait Saint-Victor désert en sifflotant, soulagé. Le vieillard était passé et le vieillard avait mangé.
Camille se couchait assez tard dans la nuit. Quand Lawrence poussa la porte, il la vit penchée sur le clavier de son synthétiseur, casque sur les oreilles, sourcils froncés, lèvres entrouvertes, les mains courant d'une note à l'autre, parfois hésitantes. Camille n'était jamais si belle que lorsqu'elle se concentrait, pour le travail ou pour l'amour. Lawrence posa son sac, s'assit à la table et l'observa pendant quelques minutes. Isolée sous ses écouteurs, insensible aux sons extérieurs, elle griffonnait sur une portée. Lawrence savait qu'elle devait livrer pour novembre la bande musicale d'un feuilleton sentimental en douze épisodes, un vrai désastre, avait-elle dit. Et beaucoup de boulot, s'il avait bien compris. Lawrence n'aimait pas discuter à perte de vue des détails du boulot. On faisait le boulot, c'est tout. Et c'était ce qu'il y avait de plus important.
Il passa derrière elle, contempla sa nuque sous les cheveux courts et l'embrassa rapidement, ne jamais déranger Camille pendant le travail, fût-ce après cinq jours d'absence, il comprenait ça mieux que personne. Camille sourit, fit un signé de main. Elle travailla encore vingt minutes avant d'ôter son casque et de le rejoindre à la table. Lawrence faisait défiler les images d'Augustus dévorant les garennes et il lui présenta le viseur.
– C'est le vieillard qui se bâfre, expliqua-t-il.
– Tu vois que ce n'est pas un homme fini, dit Camille en collant son œil à l'oculaire.
– C'est moi qui lui ai filé la viande, répondit Lawrence en faisant la moue.
Camille posa sa main sur les cheveux blonds du Canadien, tout en gardant un œil sur le viseur.
– Lawrence, dit-elle, il y a eu du mouvement. Apprête-toi à les défendre.
Lawrence l'interrogea à son habitude, d'un simple mouvement de menton.
– Mardi, ils ont retrouvé quatre brebis égorgées à Ventebrune, et hier matin, neuf autres déchiquetées à Pierrefort.
– God, souffla Lawrence. Jésus Christ. Bullshit.
– C'est la première fois qu'ils s'aventurent si bas.
– Deviennent plus nombreux.
– Je l'ai su par Julien. C'est passé aux informations, ça devient sujet national. Les éleveurs ont dit qu'ils feraient passer le goût de la viande aux loups d'Italie.
– God, répéta Lawrence. Bullshit.
Il regarda sa montre, éteignit la caméra, et, soucieux, alla allumer un tout petit poste de télévision posé sur une caisse, dans un angle.
– Il y a plus ennuyeux, ajouta Camille.
Lawrence tourna son visage vers elle, menton levé.
– Ils disent que cette fois, ce ne serait pas une bête comme les autres.
– Pas comme les autres ?
– Différente. Plus grande. Une force de la nature, une mâchoire gigantesque. Pas normale, quoi. En deux mots, un monstre.
– Tu parles.
– C'est ce qu'ils disent.
Lawrence secoua ses cheveux blonds, atterré.
– Ton pays, dit-il après un silence, est un foutu pays arriéré de vieux cons.
Le Canadien passa d'une chaîne à l'autre pour trouver un bulletin d'informations. Camille s'assit au sol, croisa ses bottes et se cala contre les jambes de Lawrence, se mordant les lèvres. Tous les loups y passeraient, et le vieil Augustus aussi.
IV
Lawrence passa le week-end à collecter la presse locale, à guetter les informations, à descendre au café du village, en bas.
– N'y va pas, conseilla Camille. Ils vont t'emmerder.
– Why ? demanda Lawrence, avec cet air de bouder qui lui était coutumier lorsqu'il était inquiet. C'est leurs loups.
– C'est pas leurs loups. C'est les loups des Parisiens, des mascottes qui leur bouffent les troupeaux.
– Suis pas un Parisien.
– Tu t'occupes des loups.
– Je m'occupe des grizzlis. C'est ça, mon boulot, les grizzlis.
– Et Augustus ?
– Différent. Respect dû aux vieillards, honneur aux faibles. Il n'a plus que moi.
Lawrence était peu doué pour parler, préférant se faire comprendre par signes, par sourires ou par moues, comme le font en experts les chasseurs ou les plongeurs condamnés à s'exprimer en silence. Débuter comme achever ses phrases le faisait souffrir, et il n'en livrait le plus souvent que des milieux tronqués, plus ou moins audibles, dans le clair espoir qu'un autre achève cette corvée pour lui. Soit qu'il ait cherché les solitudes glaciaires pour fuir le bavardage des hommes, soit que la fréquentation assidue des étendues arctiques lui ait ôté fe goût de la parole, la fonction décréant l'organe, il parlait tête baissée, protégé par sa frange blonde, et le moins souvent possible.
Camille, qui aimait dépenser des mots avec libéralité, avait eu de la peine à s'habituer à cette communication économe. De la peine en même temps que du soulagement. Elle avait beaucoup trop parlé ces dernières années, et pour rien encore, et elle s'en était écœurée elle-même. Aussi le silence et les sourires du grand Canadien lui offraient-ils une aire de repos inattendue qui la décrassait de ses anciennes habitudes, dont les deux plus emmerdantes avaient été sans conteste de raisonner et de convaincre. Il était impossible pour Camille d'abandonner l'univers si profondément distrayant du verbe, mais au moins avait-elle laissé pour mort tout le formidable appareil cérébral qu'elle avait mis jadis au service de la persuasion des autres. Il achevait de rouiller dans un coin de sa tête, monstre épuisé, désaffecté, perdant par lambeaux les rouages de ses arguments et les éclats de ses métaphores. Aujourd'hui, face à un gars tout en gestes muets, qui suivait sa route sans demander l'avis de personne et qui ne souhaitait à aucun prix qu'on lui commente l'existence, Camille soufflait et s'allégeait l'esprit, comme on vide un grenier d'épaves accumulées.