Camille s'arrêta à la sortie de Saint-Étienne, attrapa la bouteille d'eau, but lentement puis laissa pendre ses bras pour les reposer. Elle n'était pas sûre de pouvoir tenir le camion dans des conditions pareilles. Elle n'aimait pas beaucoup les précipices et se sentait en limite de ses capacités physiques.
Ni Soliman ni le Veilleux ne parlaient. Ils épiaient la montagne, et elle ne savait pas s'ils y cherchaient la silhouette torse du loup-garou ou s'ils s'inquiétaient d'y voir tomber la bétaillère. Ils avaient l'air plutôt confiants et Camille en déduisit qu'ils guettaient Massart.
Elle jeta un regard à Soliman, qui lui sourit.
– « Obstination », dit-il. « Action de s'attacher avec ténacité à quelque chose. Entêtement. »
Camille démarra et la bétaillère quitta le village. Un panneau leur signala qu'ils abordaient la plus haute route d'Europe, un autre recommanda la prudence. Camille respira à fond. Ça puait le chien, le suint et la sueur, mais cet écœurant mélange domestique la réconforta.
Deux kilomètres plus loin, le camion s'engageait dans le Mercantour. La route fut à peu près comme Camille le redoutait, étroite et serpentine, mince filet incisé au flanc de la montagne comme une légère cicatrice. La bétaillère se glissait lentement sur cet escarpement, dans un grand bruit de ferraille, soufflant dans les reprises des tournants en épingle à cheveux. Camille frôlait de l'aile droite la paroi rocheuse, presque verticale, et de l'autre, elle dominait tout l'à-pic. Elle détournait son regard du vide, guettant les bornes d'altitude sur le bas-côté de la route. A deux mille mètres, les arbres commencèrent à se clairsemer et le moteur à chauffer, faute d'oxygène. Camille, mâchoires serrées sous l'effort, surveillait l'indicateur de température. Il n'était pas dit que le camion tienne. Du costaud, avait assuré Buteil, qui baladait sans peine la bétaillère d'alpage en alpage. Elle n'aurait pas refusé son coup de main pour achever la montée vers le col.
Deux mille deux cents mètres, extinction des derniers mélèzes rachitiques, début des pâturages tendus comme des tapis sur les pentes grises. Âpre beauté bien sûr, mais monde désertique de géants et de silence, où l'homme, pire encore son mouton, semblait hors de proportion. De loin en loin apparaissaient de vieilles bergeries aux toits de tôle, isolées sur les flancs des herbages. Camille jeta un coup d'œil au Veilleux. Il était presque somnolent, sous l'ombre de son chapeau clair, aussi tranquille qu'un marin sur le pont d'un bateau. Elle l'admira. Ça l'épatait qu'il ait pu passer sa vie dans ces lieux immensément vides, cinquante ans durant, pas plus gros qu'un pou courant sur le dos d'un mammouth, sans plus s'en faire que cela. On disait toujours d'un ton mauvais que Massart n'avait pas eu de femme, mais le Veilleux non plus n'en avait pas eu, et personne n'en parlait. Toujours tout seul dans les montagnes. Deux mille six cent vingt-deux mètres. Camille dépassa en douceur deux cyclistes à bout de forces, personne ne les oblige, et passa en première pour une ultime série de virages montant vers le col. Les muscles lui brûlaient la poitrine.
– « Sommet », annonça alors Soliman, rompant le silence. « Le haut, la partie la plus élevée. Degré suprême, perfection, point culminant. » Gare-toi à la cime, Camille, ajouta-t-il. Il y a un parking.
Camille hocha la tête.
Elle amena le camion jusqu'à l'ombre, coupa le moteur, laissa tomber les bras, ferma les yeux.
– “Relâche”, dit Soliman au Veilleux. “Interruption dans un travail, un exercice. Repos, intermittence. Suspension momentanée des représentations.” Descends, on va faire à dîner pendant qu'elle souffle un peu.
Ce n'était pas si facile de se sortir du camion et Soliman donna un coup de main au berger, le portant presque pour lui faire descendre les deux marches.
– Ne me traite pas comme un vieillard hors d'usage, dit le Veilleux d'un ton sec.
– T'es pas hors d'usage. T'es un type très vieux, très raide et pas mal bousillé et si je ne t'aide pas, tu vas te casser la gueule. Après, on t'aura sur le dos tout le voyage.
– Tu m'emmerdes, Soi. Lâche-moi maintenant.
Une heure plus tard, Camille rejoignit les deux hommes qui dînaient dehors, assis sur les pliants, de part et d'autre de la caisse en bois. Le jour commençait à baisser. Elle jeta un regard circulaire aux environs, cimes et pins jusqu'au bout des points de fuite. Pas un hameau, pas une baraque, pas un homme qui bouge dans ce domaine des loups. Les deux cyclistes passèrent à cet instant sur la route du col.
– Voilà, dit-elle, on est tout seuls.
– On est trois, dit Soliman en lui tendant une assiette.
– Plus Ingerbold, ajouta Camille.
– Interlock, corrigea Soliman. Machine à tricoter un tissu à mailles.
– Oui, dit Camille. Excuse-moi.
– On est quatre, rectifia le Veilleux.
Assis tout droit sur son tabouret, il étendit un bras vers les alpages.
– Nous, et lui, dit-il. Il est par là. Il se terre, il attend. Dans une heure, dès qu'il fera sombre, il se mettra en route avec ses bêtes. Il cherchera de la viande, pour elles et pour lui.
– Tu crois qu'il mange aussi la viande des brebis tuées ? demanda Soliman.
– Forcément qu'il boit au moins le sang, affirma le Veilleux. On a oublié de sortir le pinard, ajouta-t-il aussitôt. Va le chercher, Sol. J'en ai apporté toute une caisse, derrière la bâche des toilettes.
Soliman revint avec une bouteille de blanc sans étiquette. Le Veilleux la présenta sous les yeux de Camille.
– Le vin du village, expliqua-t-il en sortant un tire-bouchon de sa poche, le blanc de Saint-Victor. Intransportable. Ça vous tient en vie, une sorte de miracle. Bon pied, bon cul, bon œil. Il nous faut rien d'autre.
Le Veilleux porta la bouteille à ses lèvres.
– T'es pas un vieux berger solitaire, ici, dit Sol en lui retenant le bras. T'as de la compagnie. Bois pas comme un dégueulasse. A partir de ce soir, on boit dans des verres.
– J'aurais partagé, de toute façon, dit le Veilleux.
– Il s'agit pas de ça, dit Soliman. On boit dans des verres.
Le jeune homme en donna un à Camille qui le tendit au Veilleux.
– Gaffe, dit le Veilleux en versant le vin, il est piégeux.
C'était un vin au goût inhabituel, sucré, un peu pétillant, qui avait chauffé dur dans le camion. Camille ne put décider si ça les raviverait tout au long de la route ou si ça les tuerait en trois jours. Elle tendit son verre pour en avoir une seconde ration.
– Piégeux, répéta le Veilleux en levant un doigt.
– On va s'installer là à tour de rôle, dit Soliman en montrant du bras un pic rocheux sur leur droite. On voit toute la montagne. Camille prend la première garde jusqu'à minuit et demi, puis moi. Je vous réveille à cinq heures moins le quart.