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– La jeune fille devrait dormir, dit le Veilleux. Elle a toute la montagne à descendre, demain.

– C'est juste, dit Soliman.

– Ça ira, dit Camille.

– On n'a pas le fusil, dit le Veilieux en jetant un regard de rancune à Camille. Qu'est-ce qu'on fait si on le voit ?

– Il ne passera pas par la route du col, dit Soliman, il passera par un sentier à l'écart. Tout ce qu'on peut espérer, c'est l'apercevoir ou l'entendre. En ce cas, on saura à une heure près quand l'attendre à Loubas.

Le Veilleux se leva en s'appuyant sur son grand bâton, plia son tabouret de toile, le glissa sous son bras.

– Je vous laisse le chien, jeune fille, dit-il à Camille. Interlock défend les femmes.

Il lui serra la main, très droit, comme un partenaire se séparant après un match, et grimpa dans le camion. Soliman lui jeta un regard soupçonneux, et le suivit.

– Eh, dit-il en montant derrière lui. Dors pas à poil. T’as pensé à ça ? Dors pas à poil.

– Je fais ce que je veux dans mon lit, Sol. Merde.

– Tu ne seras pas dans ton lit, tu seras sur ton lit, tellement on étouffe dans cette foutue bétaillère.

– Et après ?

– Après, elle traversera le camion pour aller dormir. Elle est pas obligée de te voir à poil.

– Et toi ? demanda le Veilleux, méfiant.

– Moi pareil, dit Soliman avec hauteur. Je mettrai un truc.

Le Veilleux soupira, s'assit sur le lit.

– Si ça peut te faire plaisir, dit-il. T'es un gars drôlement compliqué, Sol. On se demande où c'est que tu as pris ces manières.

– “Civilisation”, dit Sol.

Le Veilleux le coupa d'un geste.

– Ferme-la deux minutes avec ce putain de dictionnaire.

Soliman descendit du camion. A quelques mètres, Camille, debout, scrutait l'horizon qui s'obscurcissait. Elle était de profil, les mains coincées dans les poches arrière de son pantalon. Ligne du visage limpide, menton net, cou dégagé, cheveux sombres taillés sur la nuque. Il avait toujours trouvé Camille délicate, pure, presque parfaite. L'idée de dormir si près d'elle le troublait. Il n'y avait pas pensé avant le départ. Camille serait chauffeur, et Soliman n'avait pas songé une seconde à coucher avec le chauffeur. Mais une fois le camion à l'arrêt, Camille Cessait d'être chauffeur

pour être juste une femme qui s'endort sur le drap à deux mètres de vous, séparée par une simple bâche, et ce n'est pas grand-chose, une bâche. Alors qu'une femme comme Camille sur un lit à deux mètres de vous, c'est immense.

Camille tourna la tête.

– Tu sais s'il y a de l'eau ou quelque chose d'approchant, dans le coin ? demanda-t-elle.

– Autant que tu veux, dit Soliman. À cinquante mètres à gauche, tu as une source et une retenue. On s'y est lavés pendant que tu dormais. Vas-y avant que le froid n'arrive vraiment.

L'idée soudaine que Camille puisse ôter cette veste, ce jeans et ces bottes lui serra le ventre. Il l'imagina se rinçant dans cette rivière, à cinquante mètres de là, pâle dans l'obscurité, affaiblie par la nudité. Sans bottes, sans veste, sans tee-shirt et sans camion, Camille lui semblait devenir aussi vulnérable que si un roc la protégeant se déplaçait brusquement. Désarmée, donc accessible. Ce n'est pas grand-chose, cinquante mètres.

Presque accessible. Tout, toujours, est dans ce presque. Si on parcourait ces cinquante mètres qui vous séparent de la fille nue à la rivière sans se soucier de rien, et que la fille nue soil contente de vous voir, pas mal des problèmes de la planète seraient simplifiés. Mais ça ne marche pas comme ça. Jamais. Ces cinquante derniers mètres sont d'une inconcevable complication, au départ, à l'arrivée, au milieu. Rien ne va.

Camille passa devant lui, une serviette autour des épaules. Soliman, assis en tailleur au sol, serra ses bras autour de ses genoux.

Presque accessible. Les cinquante derniers mètres les plus compliqués du monde.

XIX

Arrivé la veille au soir en Avignon, Jean-Baptiste Adamsberg avait trouvé un recoin idéal, de l'autre côté du Rhône, pour aller faire tanguer ses pensées. Où qu'il soit, une sorte de maître-instinct lui permettait de repérer en quelques heures les recoins nécessaires à sa survie. Il ne s'en faisait donc jamais, quand il voyageait, sur l'endroit où il allait atterrir. II savait qu'il trouverait. Ces recoins de survie se ressemblaient un peu tous, quels que soient le relief, le climat, la végétation de l'endroit, que ce fût ici, en Avignon, ou à l'autre bout du monde. Il s'agissait de trouver un lieu assez vide, assez sauvage, assez dissimulé pour que son esprit puisse se distendre sans contrainte, mais assez modeste aussi pour qu'on ne soit pas obligé de regarder ce lieu, de lui dire qu'il est beau. Les paysages à vous couper le souffle sont très gênants pour la pensée. On est obligé de s'occuper d'eux, on n'ose pas s'asseoir dessus sans un minimum d'égards.

Adamsberg avait passé la journée entière dans les locaux du commissariat d'Avignon, à encercler cet homme d'affaires résistant, le beau-frère du jeune garçon assassiné rue Gay-Lussac. Le commissaire n'avait pas encore abattu son jeu, c'était trop tôt. Il avait mené le gars dans une conversation fluide, onctueuse, qui avait fait dériver le type bien plus loin qu'il ne l'aurait souhaité, comme un canot s'éloigne insensiblement du rivage, vague après vague. Et quand le type regarde, c'est trop tard, c'est trop loin, il ne peut plus revenir à la grève. Adamsberg procédait souvem de la sorte lors d'interrogatoires difficiles, appliquant cette méthode enveloppante qu'il n'avait jamais su exposer, ni même nommer, même quand un collègue aussi cher que Danglard lui en avait demandé les rudiments.

Il ne savait pas. Il l'appliquait, c'est tout, parce que avec certains types, il n'y avait pas d'autres méthodes envisageables. Quels types ? Eh bien, des types dans le genre de ce type d'Avignon par exemple.

Pour le moment, l'homme se rendait encore vaguement compte que le commissaire l'emmenait là où il ne devait surtout pas aller, dans des eaux dangereuses où il n'avait plus pied. Il réagissait. Il se défilait par à-coups. Adamsberg estimait avoir encore besoin d'une douzaine d'heures pour pouvoir le déséquilibrer et le vaincre. Quand il l'entendrait avouer le meurtre du jeune homme, il éprouverait cette joie brève qui naissait en lui chaque fois que l'intuition entrait en contact avec la raison. Adamsberg sourit. Il doutait souvent, mais pas sur cette affaire. Le type boirait la tasse, c'était une question de temps.

Assis dans l'herbe au bord du Rhône, à l'écart d'une petite route qui longeait la berge, dans une sorte de clairière à l'horizon bouché par des haies de saules, Adamsberg plongeait dans la rivière une longue branche et luttait du bout de cette branche contre le courant. Le flux se rompait avant l'obstacle, se reconstituait après, des feuilles mortes passaient en courant dessus ou dessous la branche. Bien sûr, cela n'allait pas l'occuper toute la vie.

Il avait appelé Paris. Sabrina Monge n'avait encore rien tenté pour connaître son refuge. N'ayant pas vu le commissaire rentrer chez lui la veille, elle avait laissé une de ses jeunes esclaves à son poste et établi son campement non loin de la seconde sortie, par les caves. L'autre esclave les